RFI : La nuit d’hier a été très meurtrière à Kiev : 25 morts, des dizaines de blessés. Les images de l’assaut lancé contre les manifestants par les forces de l’ordre sont particulièrement marquantes : des opposants en sang, des bâtiments en feu à travers la capitale. Comment expliquer cette radicalisation subite ?
Alexandra Goujon : La radicalisation est liée au fait qu’il n’y a pas d’avancée sur le plan politique et que mardi il y avait une session parlementaire, on devait décider éventuellement d’une modification de la Constitution. Les manifestants se sont rendus dans ce qu’on appelle le quartier gouvernemental, près du Parlement, où il y avait de nombreuses forces de police -qui sécurisent le périmètre. Ils sont venus pour soutenir l’opposition parlementaire qui est minoritaire et qui pouvait éventuellement s’allier avec quelques dissidents des régions du parti proprésidentiel.
C’est à ce moment-là qu’ont eu lieu les affrontements qui se sont propagés dans le centre le Kiev. Du fait de cette propagation, les forces qui surveillaient et protégeaient Maïdan, la place centrale, se sont finalement dispersées et, ainsi, les forces de police ont pu entrer, plus proches du cœur de la mobilisation. C’est pour cette raison qu’on voit des images avec des forces de l’ordre qui sont à quelques mètres maintenant du podium d’où interviennent les leaders de l’opposition.
On parle beaucoup du rôle joué par la Russie dans cette crise. Il semblerait selon certains observateurs que ces méthodes - assaut des forces de l’ordre sur la place centrale de Kiev, mais également d’autres méthodes employées depuis hier comme la fermeture du métro- soient particulièrement russes.
Effectivement, il y a des méthodes russes, mais quand il y a une insurrection il y a des méthodes, même universelles. Par contre en Russie on n’a pas l’habitude d’avoir ce type de résistance, d’une résistance en plein cœur d’une capitale.
A Moscou il y a eu des manifestations, mais on a rarement vu des gens masqués, cagoulés, etc., avec des bâtons de bois pour essayer d’en découdre avec les forces de l’ordre. Effectivement, les techniques russes qui ont été employées, les techniques qui peuvent être employées en Russie pour stopper un mouvement politique et social n’ont pas fonctionné jusqu’à présent à Kiev. S’il y avait un assaut final, ça ferait de nombreuses victimes.
Du coup, cette technique russe dont vous parlez n’est-ce pas simplement un mimétisme de la part du président Ianoukovitch et de son gouvernement ? Ou est-ce que vraiment il y aurait des agents russes derrière tout cela, qui tireraient les ficelles, en quelque sorte ?
C’est très difficile de le savoir. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les autorités ukrainiennes reçoivent vraisemblablement des conseils de la part de la Russie, comme elles doivent recevoir d’ailleurs de la part de l’Union européenne de manière plus visible. L’Union européenne dit qu’il faut absolument apaiser la situation, qu’il ne faut pas utiliser des forces de l’ordre, etc.
Il y a donc a des conseils. Ça c’est sûr. Par contre, la décision revient au président ukrainien. Et les méthodes qui sont employées aujourd’hui à Kiev sont des méthodes qui sont dictées, commandées par le pouvoir politique. Le pouvoir ukrainien qui, encore une fois, doit entendre ce qui se dit à l’extérieur, mais qui doit lui aussi penser que ces techniques peuvent permettre de battre ce mouvement politique, cette mobilisation.
Ce qui se dit à l’extérieur c’est notamment qu’un cap a désormais été franchi avec ce qui s’est passé hier dans les rues de Kiev et d’autres villes également à l’ouest de l’Ukraine. L’Union européenne parle plus ou moins d’une seule voix ce matin. François Hollande et Angela Merkel réclament des sanctions. Quelles peuvent être ces sanctions européennes ?
Les sanctions de l’Union européenne sont de différents ordres. Ça peut être des sanctions politiques : interdiction de circuler sur les territoires de l’Union européenne pour un certain nombre de membres du gouvernement, éventuellement le président -c'est-à-dire pour tous ceux qui sont considérés comme étant des décideurs ou ayant influencé la décision notamment de faire intervenir les forces de police.
Ça peut être aussi des sanctions économiques, notamment le gel des avoirs d’un certain nombre de personnes qui font partie de ceux qu’on appelle la famille d’Ianoukovitch, et peut-être d’un certain nombre d’oligarques qui soutiennent l’action présidentielle. Sachant qu’on a aussi aujourd’hui, et depuis hier, des oligarques qui se sont exprimés pour que la violence cesse des deux côtés. On peut donc penser aussi qu’il y a sans doute du côté du pouvoir des dissensions.
Mais vu le niveau de violence qui a été atteint des deux côtés est-ce que ces sanctions économiques ne semblent pas un peu dérisoires ? Est-ce qu’elles pourraient vraiment permettre d’aboutir à une sortie de crise ?
C’est très compliqué parce que ces menaces de sanction existent déjà de manière assez ferme depuis un mois. Et ce n’est pas parce que les diplomates européens se sont rendus à Kiev que ces menaces de sanction n’étaient pas présentes. Et les dirigeants européens et américains aussi ont considéré que les menaces de sanction pouvaient être pesées.
Or aujourd’hui ce dont on se rend compte c’est que finalement le pouvoir ukrainien n’est guère soucieux de ces sanctions, qu’il est quasi-prêt à les assumer. Puisque là on a déjà de toute façon 25 morts, on a déjà de fortes critiques de l’Union européenne. Donc quelque part, même si le président ukrainien s’arrêtait là aujourd’hui, il n’est même pas sûr qu’il n’y aurait pas de sanction politique, voire économique, à son égard.
C’est très compliqué de savoir véritablement quelle peut être l’influence de ces sanctions sur la prise de décision politique aujourd’hui. Une décision qui a le soutien de la Russie mais qui est aussi une décision politique intérieure. Ianoukovitch souhaite rester au pouvoir. Il ne veut pas que les opposants accèdent au pouvoir et ne veut pas organiser des élections anticipées.
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