RFI : Il s’agit du premier match de football entre la Croatie et la Serbie. Est-ce qu’il est vraiment très attendu à Zagreb ?
Loïc Trégourès : Ce n’est pas tout à fait le premier. Dans les qualifications de l’Euro 2000, il y avait dans le même groupe la Croatie et la République fédérale de Yougoslavie, c'est-à-dire la Serbie et le Monténégro, avec une immense majorité de Serbes. Donc un match de ce genre a déjà eu lieu, mais ça fait presque quinze ans. Ce match est attendu. Par les joueurs, évidemment, par le public, encore plus. Tout le monde a coché ces dates après le tirage au sort. Mais il est évident que l’ambiance n’est pas la même. Il y a peu de chances qu’il y ait des débordements sérieux. C’est un match qui se caractérise d’abord par son enjeu sportif. La preuve, c’est qu’on n’en parle pas tant que ça au niveau des gouvernements.
La police a annoncé qu’elle annulerait le match en cas de chants antiserbes.
Seul l’arbitre a le pouvoir d’arrêter un match, et je le mets au défi de comprendre ce que les supporters vont chanter. Cela dit je trouve que la police croate a bien fait son travail en communiquant beaucoup sur les mesures de sécurité. C’est un pays qui s’apprête à entrer dans l’Union Européenne, qui est dans le viseur de l’UEFA concernant les hooligans, de manière assez injuste par rapport à d’autres pays. C’est un pays qui veut montrer qu’il est capable d’organiser ce genre de match à haut risque. Le message, c’est de ne pas passer pour des ultranationalistes aux yeux de l’Europe entière. Mais tu ne peux pas contrôler les chants de 35 000 personnes.
En parlant de hooliganisme, on pense forcément à Brice Taton (supporter toulousain mort sous les coups de hooligans serbes du Partizan Belgrade en 2009).
Les Croates n’ont pas eu d’affaire Taton. Quand je dis que les Croates sont accusés de façon injuste, c’est notamment si on les compare aux Serbes. Il y a très peu d’affaires sérieuses de hooliganisme concernant des Croates ces dernières années. On ne peut pas considérer que ce qui s’est passé avec ceux du PSG est une affaire sérieuse (en novembre dernier, 80 supporters du Dinamo Zagreb ont été interpellés à Paris suite à des affrontements avec leurs homologues du Paris Saint-Germain, ndlr) parce qu’il n’y a même pas eu de contact, c’était franchement rien. Et la police croate fait vraiment bien son travail donc il y a de moins en moins de hooligans durs dans le pays, ce qui n’est pas le cas dans le reste de l’Europe de l’est. Alors que le problème du hooliganisme en Serbie est beaucoup plus sociétal, beaucoup plus lié au crime organisé, au nationalisme, à plein de choses.
Il n’y aura pas du tout de supporters serbes ?
Non, c’est interdit. Aucun ticket n’a été vendu, et les Serbes sont interdits de territoire autour du stade. Il y a des membres de la police anti-hooligans serbe qui seront là pour repérer les éventuels intrus.
Comment se sont passés les matches en 1999 ?
J’ai discuté avec Miroslav Blazevic (sélectionneur croate à l’époque, ndlr) qui a un souvenir très précis du match en Serbie. A un moment il y a eu une panne d’électricité au Marakana (le stade de Belgrade en Serbie, ndlr). Or en 1999, à Belgrade, on est encore sous le régime de Milosevic, les bombardements de l’OTAN n’ont que quelques mois, on est dans un pays proche de l’anarchie. Donc à la seconde ou le courant se coupe, tous les Croates ont très peur et les joueurs serbo-monténégrins se précipitent vers les Croates pour les entourer et les protéger contre quoi que ce soit. Au match retour à Maksimir (stade de Zagreb en Croatie, ndlr), il y avait une banderole sur Vukovar (ville croate dont une partie des habitants a été massacrée par des soldats serbes pendant la guerre, en 1991, ndlr). Quand Sinisa Mihajlovic* (de mère croate et de père serbe né à Vukovar et qui jouait pour la Serbie, ndlr) est entré sur le terrain, il est allé se signer devant cette banderole, ce qui a provoqué tous les sifflets du public.
Y a-t-il des exemples d’incidents lors de matches entre les deux pays dans d’autres sports ?
En 2003, la finale du championnat d’Europe de water-polo en Slovénie opposait la Serbie à la Croatie. Ça a fini en bagarre générale dans les tribunes, y compris entre les officiels. La deuxième chose qui me vient en tête, c’est un tournoi de tennis en Australie où Novak Djokovic (joueur serbe, ndlr) jouait contre un Croate. Or en Australie, il y a une importante diaspora serbe et croate, il y a eu des bagarres dans le complexe sportif et même dans les tribunes, donc à la fin du match les deux adversaires ont échangé leurs maillots. En 2013, pour le championnat d’Europe de basket en Slovénie, les six pays d’ex-Yougoslavie sont présents, et il y en a quatre dans le même groupe. On verra bien comment ça se passe.
On suppose que le pire arrive lorsque deux clubs des deux pays s’affrontent en coupe d’Europe.
Par la grâce des tirages au sort, ça arrive assez rarement. Récemment, il y a le champion de Bosnie qui a joué contre des Slovènes. Et quand ils jouent contre un club bosniaque, les supporters slovènes, serbes ou même bulgares sont toujours assez imbéciles pour leur mettre des banderoles sur Srebrenica (massacre perpétré en juillet 1995 par l’armée serbe contre la population bosniaque, ndlr). Ça devient un gimmick, comme quand les supporters de la Juventus Turin ressortent l’accident d’avion de leurs rivaux du Torino en 1949. Par exemple les supporters de Rad (club serbe, ndlr) on fait une banderole sous forme de rébus à propos de Srebrenica, et les supporters de Novi Pazar, qui sont des Bosniaques de Serbie, ont répondu avec une banderole faisant allusion au trafic d’organes dont auraient été victimes les Serbes du Kosovo de la part des Albanais. Ce sont des choses d’extrême mauvais goût qui deviennent des instruments d’emphase, d’exagération. C’est habituel chez les supporters en général, sauf que là ceux de Rad rigolent sur ce que la justice internationale appelle un génocide et qui a fait pas loin de 8000 morts.
En dehors du football, où en sont les relations entre la Croatie et la Serbie ?
Elles se sont détériorées à l’élection du nouveau président serbe, Tomislav Nikolic, en mai 2012. C’est quelqu’un qui a été ministre sous Milosevic et qui a très longtemps été au Parti radical serbe, un parti ultranationaliste. Il a ensuite quitté les radicaux pour former un parti de droite populiste favorable à l’Union Européenne, plus ou moins par calcul. A peine élu, il a dit des choses dans la presse, du type « Srebrenica n’est pas un génocide », « Vukovar est une ville serbe », etc. En représailles, le président croate n’est pas venu à l’investiture de Nikolic et les relations se sont tendues. Alors que le président précédent, Boris Tadic, était allé plusieurs fois en Croatie, il coopérait bien avec les présidents croates, il s’est excusé plusieurs fois, il est allé à Vukovar. Mais il y a toujours aujourd’hui une plainte pour génocide de chaque côté devant la Cour internationale de justice. Tout le monde se rend bien compte qu’il serait plus intelligent que les deux retirent leur plainte, sauf qu’il faut qu’il y en ait un qui le fasse en premier, ce qui pose problème. Donc il y a toujours une petite animosité, c’est vrai, mais on a compris des deux côtés que si on voulait devenir un pays sérieux, européen et viable, on n’avait plus aucune raison de se faire la guerre, ni de se faire la gueule.
* Sinisa Mihajlovic est l'actuel sélectionneur de la Serbie