De notre correspondant au Caire,
Ils n’appartiennent pas à la même catégorie, l’un est super-lourd et l’autre poids-plume, mais ils vont s’affronter dans une rencontre d’une seule reprise pour remporter la présidence de l’Egypte. Le jury composé de plus de 53 millions d’électeurs se prononcera les 26 et 27 mai. Un duel entre l’éternel opposant et le populaire maréchal qui a tout de David contre Goliath.
Sissi comme Sabahi sont nés en 1954. Le premier a vu le jour au Caire le 19 novembre dans le quartier populaire de Gamaléya rendu célèbre par le Nobel de littérature Naguib Mahfouz. Un quartier où se mélangent Le Caire islamique et la ville moderne. Le second est originaire de Baltim, petite cité au Nord de l’Egypte, située entre Rosette et Damiette. Baltim est surnommée « la cité balnéaire du pauvre ». Tous deux ont des origines paysannes. La famille de Sissi est originaire de Ménouféya dans le Delta et celle de Sabahi de Kafr al Cheikh au Nord. Mais là s’arrêtent les ressemblances.
Sissi le militaire, Sabahi le révolté
Sissi le Cairote, à peine le brevet obtenu, rejoint une école militaire et porte l’uniforme dès l’âge de 15 ans. Après le bac il rejoint logiquement l’Académie militaire en 1973, au moment de la dernière guerre contre Israël. Une époque où l’armée a le vent en poupe du fait de ce qui est fêté en Egypte comme « la victoire du 6 octobre 1973». A la même époque, Sabahi descend au Caire pour rejoindre la faculté de journalisme. Contrairement à Sissi, qui se plie à la discipline militaire, Sabahi est un révolté. Il s’engage dans le mouvement étudiant de gauche et s’illustre par une joute oratoire publique contre le président Anouar al-Sadate qu’il estime trahir l’héritage nassérien de justice sociale.
A la fin de ses études, Sissi, promu lieutenant, rejoint l’infanterie mécanisée tandis que Sabahi a des difficultés à trouver du travail, la plupart des portes lui étant fermées car il a été entre temps interné. Sissi gravit régulièrement les échelons de l’armée et devient commandant d’une division d’infanterie mécanisée après un passage comme attaché militaire en Arabie saoudite. Sabahi travaille dans un petit journal de gauche, s’oppose au pouvoir. Il est le plus jeune homme politique interné par Sadate en septembre 1981 et connaîtra en cellule le journaliste Hassanein Heykal, ex-grand conseiller de Nasser.
Sabahi place Tahrir
Quand Sissi est promu commandant de « la région militaire Nord » qui va de Alamein à l’Ouest à Port-Saïd à l’Est, Sabahi est élu député. En 2003 il est une nouvelle fois incarcéré malgré son immunité parlementaire sur ordre de Hosni Moubarak. A la veille du soulèvement populaire de janvier 2011 contre Moubarak, Sabahi est le chef du petit parti d’al-Karama tandis que Sissi est chef des tous puissants services de renseignements militaires et plus jeune membre du Conseil suprême des forces armées. Le 25 janvier 2011 Sabahi est l’un des premiers hommes politiques à rejoindre les manifestants de la place Tahrir. Dès le 28 janvier l’armée prend les choses en main et examine l’après Moubarak. Le général Sissi fait partie du petit comité en charge des contacts avec les mouvements politiques. Il aurait été, selon des sources militaires, l’un des principaux opposants à une transmission du pouvoir par Hosni Moubarak à son fils Gamal qui, contrairement à son père, n’a jamais fait partie de l’appareil militaire au pouvoir en Egypte depuis 1952. Alors que le parti de Sabahi s’allie aux Frères musulmans pour les législatives de décembre 2011, Sissi révèle et justifie les fameux tests de virginité opérés par l’armée à l’égard de manifestantes contre le pouvoir du Conseil suprême des forces armées qui assure la présidence par intérim.
La religiosité de Sissi, une garantie de bonne entente avec les Frères musulmans
Sabahi se porte candidat à la présidentielle de 2012 alors que tous les sondages le donnent hors compétition. A la surprise générale il arrive troisième au premier tour coiffant des poids lourds comme Abdel Moneim Aboul Foutouh, ex-Frère musulman et chef de file du courant islamiste modéré et Amr Moussa, ancien patron des Affaires étrangères et de la Ligue arabe. Il talonne de peu le général Ahmad Chafiq, dernier Premier ministre de Moubarak. Au deuxième tour il soutient le Frère musulman Mohamed Morsi. Ce dernier limoge en août 2012 le maréchal Tantawi, ministre de la Défense et chef du Conseil suprême de l’armée à la suite d’une attaque sanglante de jihadistes contre un camp de l’armée près de la bande de Gaza qui fait 27 morts. Khayrat al-Chater, adjoint du guide suprême de la Confrérie et éminence grise du pouvoir, choisit Sissi comme nouveau ministre de la Défense et chef du Conseil suprême de l’armée. Une décision basée sur la religiosité de Sissi considérée comme une garantie de bonne entente avec les Frères musulmans.
L’opération de charme de Sissi
Le 22 novembre 2012, Mohamed Morsi se déclare au-dessus des décisions de justice et adopte une série de décrets faisant de lui un président encore plus puissant que Moubarak. Sabahi crée avec d’autres hommes politiques le Front du salut national qui s’oppose aux Frères musulmans par le biais de grandes manifestations autour du palais de la présidence. Un palais devant lequel s’installe un sit-in. Mohamed Morsi demande l’intervention de l’armée mais Sissi refuse. Ce sont finalement les milices des Frères musulmans qui vont violement disperser le sit-in. Une crise politique s’installe entre le Front du salut et le pouvoir Frère musulman qui est lâché par son allié salafiste. Sissi joue les médiateurs et propose un grand déjeuner pour rapprocher les points de vue. Tout le monde accepte puis le président Mohamed Morsi fait machine arrière après l’intervention de Khayrat al-Chater.
Durant cette période de confrontation politique, Sabahi assoit son statut d’homme politique mais n’arrive pas à s’imposer comme chef de l’opposition du fait de la présence de Mohamed el-Baradei, l’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique et prix Nobel de la paix, à la tête du Front du salut. Entre-temps, le général Sissi se lance dans une grande opération de charme et de relations publiques pour redorer le blason de l’armée auprès de la société civile.
La destitution de Morsi
Tandis que le Front du salut durci son opposition au pouvoir des Frères musulmans, l’armée en fait de même après des déclarations de membres de la Confrérie sur la formation d’une armée populaire. L’ombre des Pasdarans plane d’autant plus que Le Caire et Téhéran se sont livrés à des retrouvailles spectaculaires. Le mouvement « Tamarod » (rébellion) est lancé par des jeunes qui commencent à récolter des signatures pour réclamer des élections présidentielles anticipées. Au départ, Sabahi n’y participe pas alors que l’armée semble bienveillante.
A l’approche du 30 juin, date anniversaire de la prise de pouvoir par Mohamed Morsi, les Frères musulmans se seraient apprêtés à arrêter une trentaine de journalistes et d’hommes politiques parmi lesquels Sabahi aurait figuré. L’armée se déploie aux points stratégiques sur ordre de Sissi. Le 30 juin, des manifestations sans précédent se déroulent dans toute l’Egypte pour réclamer le départ du président Morsi qui refuse catégoriquement d’accepter le principe d’un référendum sur une présidentielle anticipée proposé par Sissi. Ce dernier lance un ultimatum, et, le 3 juillet, annonce la destitution du président Morsi qui est détenu dans un camp militaire. Sissi annonce, en présence de la plupart des homme politiques – Frères musulmans et apparentés exceptés – dont Sabahi, une « feuille de route » qui fixe un calendrier comprenant un amendement de la Constitution des Frères musulmans adoptée par référendum en 2013 puis des élections législatives et présidentielles.
Sissi « sauveur de la nation »
Un gouvernement intérimaire où Sissi est ministre de la Défense est formé et le président de la Cour constitutionnelle nommé président de la République par intérim ; et Mohamed el-Baradei vice-président. Après le premier attentat spectaculaire contre un quartier général de la police Sissi appelle la population « à lui donner une procuration pour combattre le terrorisme ». Des millions d’Egyptiens descendent le soutenir dans les rues, le 26 juillet 2013. Sissi a acquis la stature de l’homme politique et pour beaucoup c’est devenu « le sauveur de la nation ». Sabahi est pratiquement absent. Le sit-in des Frères musulmans de Rabaa au Caire est dispersé dans le sang par la police, soutenue par l’armée. Sabahi n’est pas d’accord mais ne le claironne pas, contrairement à Mohamed el-Baradei qui démissionne.
Sabahi, l’homme du « vrai changement »
Sabahi reprend la route des plateaux télé qui ont fortement participé à sa célébrité tandis
que Sissi se fait discret dans le gouvernement intérimaire. La Constitution amendée est adoptée par référendum puis l’ordre des élections est inversée : la présidentielle avant les législatives. A partir de là : il est clair que Sissi, promu maréchal, sera candidat, même s’il maintient le suspense de l’annonce officielle de sa candidature qu’il ne fera que le 26 mars. Sabahi a lui a annoncé sa candidature durant la même période. Malgré le fait qu’aucun des deux n’est encore candidat officiel, la campagne présidentielle est lancée. L’ex-maréchal dispose d’une popularité écrasante dans les milieux laïcs, chrétiens et salafistes. Les bourgeois comme les classes défavorisées voient en lui « l’homme fort » qui pourra restaurer la sécurité et relancer l’économie.
Mais Sabahi est convaincu qu’il peut créer la surprise comme il l’avait fait lors de la présidentielle de 2012 quand il avait frisé la qualification au deuxième tour alors qu’il était donné hors compétition par les sondages. Sabahi peut surtout compter sur les jeunes et les révolutionnaires qui voient en lui l’homme du « vrai changement ». Il sera aussi soutenu par les anti-militaires et les Frères musulmans et apparentés qui voient en Sissi « le Grand Satan ». Reste à savoir si le combat de David contre Goliath connaitra une issue biblique ou, plus prosaïquement, si c’est le plus fort qui l’emportera ?