RFI : Bonjour François Nicoullaud. Vous avez été ambassadeur de France en Iran de 2001 à 2005, à l’heure où la République islamique et les six puissances en charge du dossier nucléaire se retrouvent à Vienne pour négocier cette fois un accord final. Quelles sont d’après vous les erreurs que les uns et les autres doivent éviter tout prix ?
François Nicoullaud : L’erreur que des deux côtés il faut éviter, j’allais dire, c’est l’arrogance. C’est de partir sur des positions qui soient inacceptables par la partie adverse et qui gêneraient la partie adverse pour pouvoir avancer. Parce que, politiquement, il y a des choses qui seraient totalement inacceptables pour son opinion.
Du côté occidental vers les Iraniens, par exemple, ce qui serait sans doute inacceptable c’est d’essayer d’obtenir le démantèlement quasi-complet du programme iranien, ne laissant subsister que quelques petites poches disons d’activité. Compte tenu du rapport de force intérieur en Iran, du rapport de force entre conservateurs, réformateurs modérés, ça ne passera pas.
Mais du côté iranien aussi il faut quand même être prudent. Nous avons, nous aussi, nos propres opinions. Il y a aussi des choses qui sont inacceptables par exemple pour l’opinion américaine. Et ça, les Iraniens devront faire attention de ne pas tomber dans un jeu dont ils sont quelquefois un petit peu familiers quand même, d’un peu de provocation à l’égard de l’Amérique.
Le six puissances et l’Iran se retrouvent après être parvenus à un accord intérimaire le 24 novembre dernier à Genève. D’après vous, c’est un bon texte, un bon document, un bon point de départ pour négocier cette fois-ci du définitif ?
Oui. Très franchement, je considère que c’est un très, très bon accord qui a été le produit d’un travail collectif. Il y a d’abord eu un premier projet élaboré entre Américains et Iraniens, puis on a vu les Français qui sont intervenus dans le jeu. On leur a un peu reproché d’avoir un peu bousculé tout le monde, mais finalement tout le monde s’est rallié aux préoccupations des Français. On est arrivé à un accord qui présente de très nombreux avantages.
D’abord, il dessine le but auquel on veut arriver. On voit s’esquisser au fond ce qui serait acceptable pour la communauté internationale en ce qui concerne les activités nucléaires iraniennes.
Deuxièmement, on donne le délai pour y parvenir, et ce délai est fixé en principe à six mois et éventuellement renouvelable. Mais enfin tout le monde a bien dit qu’on essaierait d’y arriver en six mois.
Et enfin, pendant ces six mois de négociations, déjà des gestes sont faits des deux côtés. D’un côté, les Occidentaux suspendent un certain nombre de sanctions, et du côté iranien on ralentit - disons pour faire simple - le fonctionnement du programme nucléaire. Et la qualité de l’exécution de ces premières mesures donnera l’augure, en quelque sorte, du succès final. Si chacun joue bien le jeu, si on s’aperçoit que les Iraniens appliquent loyalement leurs obligations et les Occidentaux aussi en ce qui concerne les sanctions, eh bien ça créera quand même une atmosphère positive pour la conclusion de l’accord définitif.
Lorsque vous étiez ambassadeur français à Téhéran au début des années 2000, vous avez connu Hassan Rohani, aujourd'hui président iranien, à l’époque négociateur déjà dans la question du nucléaire. Comment jugez-vous son action ces derniers mois pour tenter de sortir de cette crise ?
Oui, je me souviens très bien de Rohani. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, même à de nombreuses reprises. J’ai eu l’occasion de négocier avec lui. J’ai beaucoup d’estime pour le personnage. C’est un Iranien patriote, qui défend pied à pied les intérêts de son pays. Mais je considère qu’il le fait loyalement. Et surtout ce qui m’a frappé dans la période que j’ai bien connue, c’est qu’il avait la capacité, la force morale, j’allais dire la force bureaucratique, pour imposer à l’ensemble du système les décisions qui étaient prises dans le cadre des négociations, ce qui n’était pas très facile.
C’était l’époque où par exemple les Iraniens ont suspendu leurs activités d’enrichissement. Cela a fait beaucoup tousser quand même, parmi les gens qui géraient ce type de programme. Il y a encore eu des programmes certainement plus sensibles qui ont été suspendus ou arrêtés, ce site donnait lieu à des luttes bureaucratiques intenses à l’égard du système iranien !
Et Rohani qui est un homme du système, il faut bien le dire, connaissait suffisamment tous ses rouages et avait cette force de caractère suffisante pour imposer les décisions qui étaient prises. Et c’est pour ça que je suis confiant enfin de le voir maintenant à la tête de cette négociation. Je suis persuadé que les décisions qui seront arrêtées dans le cadre de négociations seront bien appliquées par l’Iran.
Pourtant le président Rohani fait face à une opposition conservatrice qui lui reproche et lui reprochera des concessions dans le dossier nucléaire. C’est un risque avant de parvenir à un accord définitif ?
Oui. Il est dans une équation intérieure compliquée. C’est un modéré, ce n’est pas un réformateur, c’est un « centriste », on dirait au fond, en France. Mais s’il a été élu dès le premier tour avec une majorité légère – 51 % pour faire simple – il n’a pas la majorité du Parlement. Il est en cohabitation avec un Parlement qui est encore aujourd’hui un Parlement conservateur, un Parlement fondamentaliste. Et disons au-delà même du Parlement, l’ensemble, le noyau plutôt du système, le noyau dur, le noyau intérieur du système de la République islamique est lui aussi profondément conservateur. Le Guide lui-même a une méfiance viscérale à l’égard du monde extérieur et notamment du monde occidental et encore plus précisément de l’Amérique.
Il a donné carte blanche à Rohani, mais il reste comme ça, en attente. Et le Guide suprême, certes c’est le Guide suprême, mais il doit quand même faire attention à respecter les équilibres au sein du système. Il est très attentif aux rapports de force au sein du système. Si les fondamentalistes reprenaient du poil de la bête, par exemple, à une prochaine élection législative, il serait peut-être amené à modérer, à réduire le soutien qu’il apporte aujourd’hui à Rohani.
Donc c’est une voie étroite pour l’actuel président iranien ?
Oui, c’est une voie étroite. Et je dois dire nous sommes du côté occidental, dans un jeu un petit peu compliqué, parce que notre but premier, suprême, c’est évidemment de lutter contre la prolifération, d’obtenir un accord qui offre de très solides garanties en matière de non-prolifération. Mais, en même temps, si nous nous montrons trop durs, on va déstabiliser Rohani, on va l’affaiblir, on va peut-être le faire disparaître du jeu politique. Et à ce moment-là on se retrouverait, face à nous, avec les mêmes fondamentalistes qui ont été écartés grâce à la dernière élection. Et ça rendrait l’issue de cette crise nucléaire encore beaucoup plus incertaine. Donc nous avons intérêt à ménager Rohani, nous avons intérêt à sauver, en quelque sorte, le soldat Rohani, mais pas à n’importe quel prix, bien entendu. Voilà le jeu compliqué dans lequel nous nous trouvons insérés.