Contestation syrienne : le pari risqué de la lutte armée

En Syrie, le ministre de l'Information, Adnan Mahmoud, assure que l'armée « accomplira son devoir national de rétablissement de la sécurité » à Djisr el Choghour, une ville du nord-ouest où, selon la télévision d'Etat, 120 membres des forces de sécurité syriennes ont été tués, lundi 6 juin, lors d'affrontements avec des hommes armés. Des accusations à l'encontre d'une opposition qui commencerait à céder à la tentation de la lutte armée. Un risque selon Peter Harling, analyste basé à Damas pour l'International Crisis Group, qui répond aux questions de Monique Mas.

RFI : Vous parlez de double dynamique dans le conflit syrien et vous décrivez la confrontation entre une « majorité silencieuse » et une « révolte des provinces » ?

Peter Harling : Oui, on observe un retournement des provinces dont le régime est issu. Historiquement, celui-ci reposait sur une génération d'outsiders, des provinciaux de la petite bourgeoisie locale, des ruraux qui se sont battus pour conquérir le pouvoir dans la capitale et pour projeter l'appareil d'Etat vers ces provinces dont ils étaient issus. Et cela, à travers le déploiement d'un parti très actif sur le plan local, avec un maillage administratif beaucoup plus dense que par le passé capable de fournir des services : l'éducation, les hôpitaux et des grands projets de développement.

Depuis une quinzaine d'années, ces provinces sont livrées à elles-mêmes par la nouvelle génération au pouvoir, celle qui est arrivée avec la succession entre Hafez el-Assad et Bachar el-Assad. C'est une génération qui a grandi à Damas dans l'illusion d'une certaine insertion dans l'élite urbaine. Elle a investi dans un processus de libéralisation, qui, certes, lui a permis de s'enrichir mais qui s'est fait au détriment de tout un appareillage qui permettait jusque-là de satisfaire les bases sociales historiques du régime dans toutes ces provinces. Ces provinces à l'abandon ont été laissées entre les mains de l’appareil de sécurité qui a assumé de plus en plus de fonctions de régulation de la société mais aussi de répression à l'échelon local contre la criminalité, l'islamisme, les réseaux de trafiquants. Et bien souvent, cet appareil de sécurité était partie prenante de ces problèmes pour des raisons liées à la corruption.

Aujourd'hui, le régime fait face à l'explosion simultanée d'innombrables problèmes qui se sont accumulés au plan local et qu'il n'a plus vraiment les moyens de comprendre intellectuellement car c'est une génération qui connaît assez mal l'arrière-pays. Il n'a pas non plus les moyens de les gérer concrètement étant donné le délabrement des institutions locales.

RFI : La Syrie est une mosaïque de minorités. Comment se positionnent-elles ces minorités confessionnelles et ethniques ?

P.H. :Un des grands succès du régime a été d'agiter la perspective du chaos et même de la guerre civile. C'est une perspective que les Syriens connaissent bien pour avoir assisté, aux premières loges, à la guerre civile du Liban d'abord, dans les années 1970-1980, et plus récemment à celle de l’Irak. Et la société syrienne est en effet très divisée selon de nombreuses lignes ethniques et confessionnelles. C'est également une société qui, de manière générale, manque d'assurance et de confiance en soi.

En développant ce discours, le régime se pose comme le garant d'une certaine stabilité et de l'intégrité nationale. Il a réussi à rallier trois grandes catégories de population en Syrie : tout d'abord, les minorités qui ont peur de l'effondrement du modèle séculier syrien instauré par le régime actuel du Baas. Ensuite, les classes moyennes dont le statut est largement dépendant de l'existence d'un Etat tel qu’il s'est constitué sous ce régime. Et finalement, les hommes d'affaires qui veulent protéger et promouvoir leurs intérêts, eux même très liés à la survie du régime.

Le régime a fait l'erreur de se comporter de manière extrêmement désordonnée, chaotique sur tous les plans. En particulier dans la répression très agressive mais sans lisibilité et sans succès. Il est aussi désordonné dans sa manière de mener les réformes. Toutes sortes d'initiatives sont prises dans tous les sens mais sans s'intégrer dans un projet qui serait lui-même lisible. Sur le plan du dialogue avec l'opposition, le régime lance des ballons d'essai mais il n'y a ni suivi ni cohérence. Sur le plan économique, la situation est catastrophique aujourd'hui et le régime ne semble n’y apporter aucune solution. En se comportant ainsi, le régime perd le soutien de ceux qui voulaient bien lui concéder le bénéfice du doute et voir en lui un pis-aller : le garant d'une certaine stabilité face au chaos.

RFI : Le régime incrimine des groupes armés issus de l’islamisme et qui serait manipulés de l’étranger. Vous dites qu’il n’a pas complètement tort mais qu’en même temps ce n’est pas complètement la vérité ?

P.H. : Dans la région, tous les régimes qui ont été confrontés à un soulèvement de leur population ces derniers mois en ont rendu responsables leur soi-disant ennemis à l'étranger. Le Bahreïn y voyait par exemple un complot iranien. L'Egypte, elle, voyait un complot américain bien que les Etats-Unis aient soutenu ce régime pendant des décennies. Cela a été le cas en Tunisie, même si elle n'a pas réellement d'ennemis à l'étranger. Le cas syrien est différent car ce régime a réellement de nombreux ennemis à l'étranger qui ont toutes les raisons de vouloir le déstabiliser et l'affaiblir ne serait-ce que pour obtenir des concessions.

C'est le cas par exemple de l'opposition en exil composée de Frères musulmans, d’anciens dignitaires dissidents de ce régime ou encore d'intellectuels contraints à l'exil. Sur la scène internationale, les Etats-Unis et Israël mais aussi des acteurs de la scène arabe. Je ne crois pas qu'ils veulent le renversement du régime mais ils ont tout intérêt à l'affaiblir pour en obtenir des concessions notamment sur la question des relations avec l'Iran ou avec Israël. Mais le rôle des ennemis de ce régime reste marginal. Ils existent depuis longtemps et ont toujours échoué à influencer de façon significative les dynamiques sur le terrain. En revanche, est apparu un sentiment de fatigue, de frustration très répandu et très profond au sein de la population. Et de plus en plus une réaction de rejet, de colère face à la gestion de cette crise par le régime ces dernières semaines.

RFI : Vous évoquez le fait que « certaines composantes de l’opposition » seraient armées. Lesquelles ?

P.H. : Il y a des cas documentés de violences dirigées contre l'appareil de sécurité. Un élément important de cette violence a été le rôle des réseaux de trafiquants notamment à Deraa dans le sud, à Homs dans le centre, à Tel-Kalakh à la frontière avec le Liban ou aux alentours d'Alep. Dans ces endroits, des réseaux extrêmement puissants de trafiquants se sont constitués, bien souvent tolérés par l'appareil de sécurité où travaillant de concert avec lui.

Se sentant acculés, certains de ces réseaux ont répondu par les armes en se confrontant avec l'appareil de sécurité. Cela, je crois, explique un certain nombre de pertes du côté de l'appareil de sécurité. Il y encore d'autres phénomènes : des réseaux criminels ordinaires et aussi certainement quelques éléments islamistes qui agissent. C'est une population qui se sent aussi foncièrement de plus en plus agressée par l'appareil de sécurité qui ne fait preuve d'aucun discernement, qui conçoit la société toute entière comme l'ennemi et qui cherche à écraser le mouvement de contestation partout où il se trouve. Etant donné les formes extrêmes de violence exercées par ce système de sécurité, la tentation se renforce au sein de la société de se défendre par les armes. Je crois que pour le moment, il s'agit d'un phénomène minoritaire mais qui semble de plus en plus s'étendre.

RFI : Est-ce que la perspective d’une lutte armée de l’opposition constitue une menace importante pour le régime ?

P.H. : Cela peut aussi bien servir le régime en alimentant sa propagande qui dénonce une opposition intérieure qui aurait la forme d'une insurrection islamiste armée sponsorisée par l'étranger. Mais je crois que ce discours n'a plus d'écho au sein de la société syrienne. Le régime se retrouve face à un mouvement de contestation qui lui cause des pertes de plus en plus lourdes au sein de son propre appareil et menace de le briser.

RFI : Des défections auraient eu lieu dans l’armée ?

P.H. : Pour l'instant, il y a très peu de défections qui seraient documentées. Mais le régime n'offre pas de perspective de sortie de crise très claire. Il se comporte sur le terrain de façon souvent inacceptable. C'est là un constat que peuvent faire les troupes-mêmes du régime. De plus en plus d'éléments qui le servent aujourd'hui peuvent se poser la question sur la finalité de cette répression et on peut s'attendre à ce que le rythme des défections s'accélère à un moment donné.

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