Son histoire a fait le tour de la toile il y a quelques semaines et tout le monde, à raison sur le coup, a crié au génie. Il faut dire que sa proposition était spectaculaire : « chers Etats-Unis, je peux vous faire économiser 400 millions de dollars ». En une phrase, Suvir Mirchandani, élève au collège de Dorseyville près de Pittsburgh en Pennsylvanie, avait attiré l’attention des médias. Du haut de ses 14 ans - mais en paraissant facilement cinq de plus - il avait été invité par la chaîne CNN et par d’autres pour illustrer sa découverte.
Une idée ingénieuse
Dans un exposé mené avec un impressionnant souci du détail et publié dans The Journal of Emerging Investigators (une revue scientifique en ligne fondée par des étudiants de l’université de Harvard), Suvir prouvait par A plus B (c’est le cas de le dire) que le gouvernement américain pouvait économiser chaque année plusieurs centaines de millions de dollars sur ses achats de cartouches d’encre. Comment ? En changeant tout simplement la police de caractère de ses documents administratifs, autrement dit : le type d’alphabet utilisé par le gouvernement dans toutes ses publications officielles.
Le collégien d’origine indienne n’en était pas à son coup d’essai puisqu’il s’était déjà penché sur la question, de façon plus modeste, à l’hiver 2012 pour un devoir de fin d’études qu’il avait effectué sous la férule de l’un de ses professeurs. Le projet était identique mais un peu moins ambitieux : faire économiser de l’argent à son école après s’être interrogé sur la quantité d’encre et la masse de papier utilisées dans tous les services. Avec patience et méthode, il avait commencé par mesurer, au millimètre près, les lettres les plus utilisées dans les documents de l’école, en l’occurrence les voyelles « a-e-o » et les consonnes « r » et « t ».
Il s’était ensuite servi d’un logiciel spécialisé (APFill Ink) afin de calculer la quantité d’encre nécessaire pour imprimer ces lettres de l’alphabet dans quatre polices de caractères différents (Times New Roman, Garamond, Comic Sans et Century Gothic). Et, après avoir effectué différents tests et calculs, il en avait conclu que si l’école passait de la police Times New Roman (très utilisée dans les pays anglo-saxons car popularisée par le Times de Londres dans les années 1930), à la police Garamond (inventée par un graveur français au XVIe siècle), l’établissement scolaire pouvait faire 21 000 dollars d’économie en cartouches d’encre chaque année.
L’encre plus chère que le parfum
Dès lors, il n’y avait plus qu’à appliquer la même logique à plus grande échelle pour obtenir un résultat encore plus spectaculaire. Et quelle meilleure cible que l’administration d’un pays de 315 millions d’habitants pour valider le concept et le populariser ? La démonstration de Suvir partait du principe que le gouvernement américain dépensait 1,8 milliard de dollars par an en impression de documents, dont 467 millions en cartouche d’encre. L’argument massue ? « A volume égal, une cartouche d’encre, assurait-il, vaut deux fois plus cher que du parfum français ». Après vérification, c’était exact : 75 dollars pour une cartouche Hewlett Packard standard, 38 dollars pour un (tout) petit flacon de Chanel N°5.
« En publiant tous les documents en police Garamond, poursuivait-il, le gouvernement fédéral économisera 136 millions par an. Et si chacun des cinquante États s’y met, l’économie sera de 234 millions supplémentaires ». Donc : 136 millions ajoutés à 234 millions égalent 370 millions. Et en arrondissant, on arrivait à 400 millions. L’exposé était brillant, le garçon convaincant et la proposition imparable, sauf que... Sauf que (les gens sont méchants) des voix discordantes n’ont pas tardé à se faire entendre. Et les rabat-joie se sont appliqués à démonter, point par point, sa brillante théorie qui était basée sur des estimations de coûts, et non sur les coûts réels.
Le site The Atlantic a ouvert le bal en révélant que le Bureau d’impression du gouvernement des Etats-Unis (l’organe qui publie les documents de toutes les branches du gouvernement fédéral) ne dépensait en réalité que 750 000 dollars par an en cartouches d’encre. La raison ? Un nombre important de documents officiels sont tirés dans des imprimeries offset et non au moyen d’imprimantes. The Atlantic révélait aussi que, grâce à internet, la masse de documents officiels imprimés ne cessait de décroître tous les ans.
La preuve par l’absurde
Un spécialiste de la typographie est ensuite venu ajouter son grain de sel en expliquant que si la police Garamond était moins gourmande en encre, c’était tout simplement parce que ses caractères étaient, en moyenne, 15% plus petits que ceux du Times New Roman. « Dans ces conditions, ajoutait-il, pourquoi ne pas réduire d’un point les corps de police utilisés ». Une mauvaise idée évidemment pour la lisibilité des documents dans un pays où la population dont la vue baisse (les baby boomers) est en train d’exploser.
La preuve par l’absurde de l’inutilité de la proposition de Suvir Mirchandani fut néanmoins apportée par un internaute du New Jersey sur le site de la chaîne CBS : « Pour adopter la proposition de Suvir, écrivait-il, il faudra d’abord qu’un panel d’experts se réunisse …à l’issue de quoi il sera commandé une étude en profondeur sur la question .. qui sera publiée dans un rapport de 1240 pages en caractères Times New Roman … après quoi des analyses de marché seront pratiquées dans des zones géographiques représentatives …pour être ensuite communiquées aux organismes concernés. Coût total de l’opération : 432 millions de dollars ».
Il s’agissait bien entendu d’une pique adressée aux lourdeurs de l’administration et non au malheureux Suvir. Chacun de ses détracteurs a d’ailleurs tenu à féliciter le collégien pour son inventivité et sa volonté de bien faire. Mieux, le Bureau d’impression du gouvernement américain lui a promis d’étudier son dossier. C’était une façon élégante d’encourager un élève qui ira certainement loin s’il continue à démontrer la même application dans une Amérique où l’esprit d’entreprise reste une vertu cardinale. Au passage, on aura aussi retenu que l’encre coûtait plus cher que le parfum…