La Thaïlande en proie à des crises à répétition

Début mars, les protestataires ont mis d’eux-mêmes fin à leur « blocage » partiel de Bangkok – après quatre mois d’efforts, leurs tentatives pour obtenir la démission de la Première ministre Yingluck Shinawatra étaient restées vaines. Mais la crise continue : ces manifestants, qui veulent toujours remplacer le gouvernement par un « conseil du peuple » non élu, reprochent toujours à la Première ministre d’être la sœur de Thaksin Shinawatra. Même en exil, cet ancien Premier ministre renversé en 2006 par un coup d’Etat reste selon eux une pièce centrale de la politique du Royaume. Depuis huit ans, les crises se sont succédé, faisant descendre tour à tour dans la rue les clans adverses. La précédente, en 2010, avait vu les « chemises rouges » pro-Thaksin réclamer la démission du Premier ministre Abhisit Vejjajiva. L’assaut de l’armée avait fait une centaine de morts.

Dans la nouvelle crise qui secoue depuis quatre mois la Thaïlande, les « manifestants » forment une combinaison hétéroclite.On y trouve les « Chemises jaunes », les fameux ultra-royalistes qui ont affronté il y a quelques années les « Chemises rouges », les partisans du clan Shinawatra ; on trouve également les élites de la capitale de la Thaïlande, qui gravitent elles aussi autour du Palais Royal ; enfin, il y a aussi des habitants du Sud du pays – tandis que ceux du Nord et du Nord-est, eux, soutiennent la Première ministre.

A la tête des manifestants,Suthep Thaugsuban, une figure de l’opposition qui a démissionné du Parti démocrate et de son poste de député pour mener les manifestations, car l’opposition prend bien soin de ne pas se revendiquer comme organisateur du mouvement - ce qui n’a pas empêché son chef, Abhisit Vejjajiva, de faire des apparitions dans le campement des manifestants.

Programme d'aide aux riziculteurs ou achat de voix ?

C’est surtout après le milliardaire Thaksin Shinawatra, le frère de la chef du gouvernement, que les manifestants en ont. L’ancien Premier ministre a été poussé vers la sortie en 2006, lors d’un coup d’Etat militaire soutenu par les ultra-royalistes. Cinq ans après, en 2011, sa sœur Yingluck remporte les élections. Depuis, l’opposition est persuadée que Thaksin dirige à nouveau le pays à travers sa sœur. Et elle a beau répéter : « je ne suis pas la marionnette de mon frère », c’est peine perdue…

La contestation que le pays vit depuis quatre mois est partie d’une proposition de loi que la Première ministre voulait faire passer, et qui était censée, selon l’opposition, permettre le retour de Thaksin qui vit aujourd’hui en exil au Cambodge pour échapper à une peine de prison. Devant la levée de boucliers, la proposition a été retirée, mais la contestation a fait tache d’huile.

Au-delà de la simple détestation du frère, les manifestants accusent la famille Shinawatra de corruption, et d'utilisation de l'argent public pour s'assurer le vote des habitants des campagnes du Nord et du Nord-est du pays. Dans le détail, ils reprochent à la Première ministre son programme d'aide aux riziculteurs qui a conduit le gouvernement à acheter le riz aux paysans thaïlandais jusqu'à 50 % au-dessus du prix du marché. Pour l’opposition, cela s’apparente à de l’achat de voix.

L'opposition progresse sur ce dossier puisque la commission anti-corruption de Thaïlande a annoncé qu’elle allait inculper Yingluck Shinawatra pour « négligence ». Selon elle, ce programme aurait favorisé la corruption. Précisons que la justice et l’armée sont réputées proches des ultra-royalistes.

Dix-huit coups d’Etat militaires depuis 1932

Depuis quatre mois, Yingluck Shinawatra fait tout pour éviter les violences. D’abord, à cause du traumatisme de 2010. A l’époque, ce sont ses partisans, les Chemises rouges, qui bloquaient Bangkok. Et le pouvoir les avait très durement réprimés : un véritable bain de sang qui a fait plus de 90 morts. Ensuite, la Première ministre sait très bien que si la situation dégénère, l’armée va intervenir. Et comme les militaires sont sensés être proches des ultra-royalistes, ils pourraient en profiter pour prendre le pouvoir. D’autant que le pays est un habitué des coups d’Etat militaires : 18 depuis 1932. Yingluck Shinawatra marche donc sur des œufs…

D’où le choix du chef du mouvement, Suthep Thaugsuban, de multiplier les provocations. Peut-être espère-t-il un incident ? Il a donc essayé de bloquer la capitale, en instaurant fouilles et barrages filtrant, et d’envahir les ministères et autres bâtiments publics. Mais les gardes avaient leurs consignes : ils ont laissé faire. 

D’un autre côté, Yingluck Shinawatra ne pouvait pas rester les bras complètement croisés, au risque que ses partisans Chemises Rouges, à qui elle avait demandé de rester chez eux pour justement éviter les incidents, ne la trouvent trop molle et ne prennent eux-mêmes les choses en main. Elle a donc instauré l’état d’urgence dans la capitale Bangkok - sans qu’il ne rentre jamais véritablement en vigueur. Puis, il y a deux semaines, elle a quand même essayé de faire évacuer par la police les sites occupés : bilan cinq morts. Du coup, la justice lui a interdit d’utiliser la force pour déloger les manifestants… De quoi paralyser un peu plus la situation.

C’est dans ce contexte que le dernier coup de théâtre a eu lieu le 28 février : Suthep Thaugsuban a annoncé que les manifestants abandonnaient d’eux-mêmes leur « blocage de Bangkok » et se repliaient sur une de leurs bases, le parc Lumpini, au cœur de la capitale. D’une part, parce qu’ils étaient de moins en moins nombreux, et puis, aussi, parce que depuis quelques jours les tirs et les jets de grenades près de leurs positions étaient devenus quasi quotidiens. On ne sait pas si les responsables en ont été des Chemises rouges. En tout cas, ces premières véritables violences ont fait resurgir la crainte d’une guerre civile avec 23 morts et plusieurs centaines de blessés ces dernières semaines. 

Le risque de guerre civile est toutefois peu probable. En fait, si de véritables affrontements se produisaient entre pro et anti-gouvernements, il y a de fortes chances pour que l’armée prenne le pouvoir pour stopper la crise. Yingluck Shinawatra peut aussi tomber par la voie légale : il y a cette future mise en examen annoncée par la commission anti-corruption. Et puis, ce 4 mars, des proches des manifestants tués quand la police a tenté de reprendre les bâtiments publics ont porté plainte contre la Première ministre et la Cour criminelle doit maintenant décider si les accusations sont suffisantes pour un procès. En fait, l’opposition sait très bien que toutes les élections organisées depuis dix ans lui ont été défavorables… Mais elle sait aussi que par le passé, elle a déjà obtenu la démission de deux premiers ministres du clan Shinawatra par voie judiciaire.

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