[Portrait] Tahir, tristement libre

Depuis des mois, une centaine de migrants ont investi les Docks de la Cité de la mode et du design à Paris, juste en dessous de la terrasse du Wanderlust, un lieu hyper prisé par la jeune bourgeoisie qui chahute les conventions. Wanderlust signifie « envie de voyager » en anglais. Sur les quais d’Austerlitz, le contraste est prenant avec ces demandeurs d’asile pour qui le voyage a été long et le refuge est encore loin.

Surplombé par la terrasse du Wanderlust où l’on balaye le tumulte de la soirée de la veille, il fume une cigarette. A côté de lui, les demandeurs d’asile se réveillent peu à peu, au bord des quais de Seine. Une odeur de café flotte dans l’air du camp. On passe un coup de balai sous sa tente, on regonfle son matelas, on part à la douche. Un bénévole apporte une centaine de pains au chocolat, « Hollande a dit : "Aujourd’hui pas de petit déjeuner, pas de travail et pas de papiers !" ». Il charrie ? Ses paroles font rire. Des mains se serrent, des clins d’œil s’échangent, et le petit-déjeuner est servi.

« Je n’ai pas décidé de partir, je suis parti »

Adossé à une colonne en béton tagguée, le jeune Soudanais, jeans délavé et blouson en simili cuir, accompagne sa cigarette d’un café. Ses yeux ceints de marques de fatigue sourient à Moussa qui lui tend le sucre. Tahir parle bien anglais. Il a 26 ans. Depuis l’été 2014, il était installé dans de médiocres conditions sous le métro aérien de La Chapelle avec des centaines d’autres migrants. Un an après, le camp a été démantelé et les migrants évacués. Puis relogés. Tahir est autorisé à séjourner provisoirement dans un centre à Nanterre. Il demande l’asile et n’a pas encore accès au marché du travail.

Quand il avait à peine 20 ans, il vivait sous les bombardements de son pays. Guerre civile, mort de son père, exil de son frère, « je n’ai pas décidé de partir, je suis parti. Je ne pensais pas, je m’enfuyais. ». Dix jours de camion. « Tu manges avant, et si tu survis, tu manges après. » Puis la Libye, l’horreur de Tripoli. La violence du passeur, « le trafiquant, bad man, bad man. » Le danger de la mer, le bateau, « les gens qui craquent, les gens qui tombent, les gens qui meurent. » Après, l’Italie.« Mes empreintes digitales sont enregistrées là-bas. » Tahir ne sait pas encore s’il n’y sera pas renvoyé. « Je ne suis pas du tout heureux aujourd’hui. » Il patiente.

Récupérer un peu d’espoir

A l'écart du camp, il attend son cousin « Bambino ». Les bras en l’air, les doigts agrippés au grillage, Tahir s’accroche. Autour de lui, des bancs improvisés, des chaises sans barreaux. Abrités sous cette Cité de la mode et du design, les réfugiés tuent le temps. Leçons de français et discussions. Les Soudanais, les Erythréens, les Tchadiens, les Algériens… Tahir vient ici pour voir son cousin, ne rien faire ensemble, mais être ensemble. Ces fantômes aux visages ternes, aux traits tirés, « ceux qui passent », sont ses rares points de repères et auprès de qui il « récupère de l’espoir ». Là, il peut manger, boire, fumer, rire, apprendre, traîner, tenir le coup et se confier. « Sans papier, il n’y a pas de travail, sans travail, il n’y a pas de maison, tu comprends ? » Tahir est capable d’encaisser. « C’est ma vie, peu importe ce qui arrive. Je me réveille juste pour demain, pour être prêt. »

Tahir n’avait pas 20 ans qu’il devait déjà s’enfuir et ne plus se retourner. Aujourd’hui, il espère encore réussir un jour à voir sa vie devenir « normale » en trouvant sa moitié. « Mon rêve ? » Il prend une grande inspiration. « Mon rêve, rêve, rêve, rêve, c’est d’être amoureux ». Il se sent seul. « C’est difficile parce que les hommes et les femmes ensemble, c’est ça, la vie. » Dans ce lieu un peu répugnant, infesté de rats, Tahir est un migrant. Il sait que sa présence trouble, et redoute l’amalgame. Le regard un peu éteint, les épaules un peu rentrées vers l’intérieur, il redresse malgré tout sa tête, dignement. « Je rêve que les femmes puissent donner aux hommes la chance de montrer qui ils sont, pour de vrai. »

Envie d’apprendre

Parfois sonné par la réalité qui ne semble pas (encore) bouger, Tahir a du mal à raisonner de façon logique. Il dit qu’il ne tient pas l’alcool, mais quand l’idée de se « faire attraper par la police » lui traverse l’esprit, il boit une bière. Sur ce terrain en bitume, entre les leçons de français données tous les jours par des bénévoles, parfois sa colère prend le dessus. « Ça va prendre des années et des années d’apprendre que quelques mots par jour. » Il sait déjà se présenter, compter jusqu’à dix. Le « "quatre" et le "neuf" sont les plus faciles ». Tahir a envie d’apprendre : « Le "p" dans "sept", il est silencieux ? »

Le jeune homme a grandi au Soudan du Sud. Il n’a pu aller qu’à l’école primaire. De ses années, il n’a pas le souvenir de moment heureux. « Je n’ai jamais pu aimer ma vie. » Il plonge son regard dans la Seine avec un sourire triste. « Quand je suis parti, je n’avais pas peur, enfin si, juste de ne pas revoir ma mère. Aujourd’hui, je suis fini, alors je ne pense même plus à ma mère qui est restée là-bas. C’est pas facile, mais avec le temps tu oublies. »

Quand il était petit, son père lui a dit : « Je ne me sens pas Soudanais. » Lui non plus. Le Soudan le tourmente comme un problème : « Je déteste le Soudan. » Tahir sait que ce sera difficile de trouver sa place quelque part. Il attend son « transfert ». Chaque matin, il se réveille avec la même question : « Que faire aujourd’hui ? ».

Partager :