Les Syriens invisibles de la porte de Saint-Ouen

Ils sont près de onze millions de déplacés et près de quatre millions de réfugiés. Ils ont fui la guerre qui ravage leur pays, la Syrie. Dans les pays voisins ou en Europe, ceux qui n’ont pas les moyens de se reconstruire une vie meilleure errent dans les grandes villes en attente de jours meilleurs. Au nord de Paris, certains d’entre eux vivent dans un camp de fortune ficelé au périphérique, abandonnés à leur sort.

Cinq petites tentes Quechua défigurées sont dressées sur un terre-plein d’herbe défraîchie, collé au fracas du périphérique parisien. En plein après-midi, une dizaine d’hommes, deux femmes et quelques enfants en bas âge sont là, entre les pots d’échappement et les détritus qui s’amoncèlent pour le plus grand bonheur des pigeons. Le soir, ils sont plus nombreux, entre 30 et 50 paraît-il. Nul ne le sait vraiment.

Une aide quasi-inexistante

Au milieu des mouches, assise sur une natte entre des sacs-poubelle qui débordent, des yeux turquoise percent une ombre de voiles. Khadra a 21 ans. Elle déborde de méfiance. La peur permanente de parler librement, dans laquelle elle vivait en Syrie, l’a suivie jusqu’ici. Une peur à laquelle s’ajoute désormais la terreur de représailles du régime envers une partie de sa famille, restée au pays, si elle en disait « trop ». Arrivée en France il y a plus d’un an, la jeune femme attend ici « de vivre ». « Avec mon mari, on veut que nos enfants étudient, on rêve d’une maison, de travail ». Khadra a fui Banyas – ville portuaire entre Lattaquié et Tartous – la faim, les angoisses, la guerre.

Derrière elle, la fermeture éclair de la petite tente s’ouvre. Pointe alors une tête échevelée de bambin aux yeux verts d’eau, comme ceux de sa mère. « J’ai deux enfants, poursuit-elle, et je suis enceinte de huit mois. Mais je ne sais pas si mon bébé sera un garçon ou une fille car je n’ai jamais vu de médecin ». Ironie du sort alors que le petit camp de fortune gît à quelques mètres à peine du grand hôpital parisien Bichat. Khadra regarde défiler le temps sur sa natte, « ou dans la tente quand il pleut ou qu’il fait trop froid ».

Hormis l’association Revivre qui, malgré un manque considérable de moyens, accompagne ceux qui demandent l’asile dans les formalités à accomplir, ici, nulle trace d’une quelconque aide, sociale ou humanitaire. Sont-ils trop peu nombreux ou trop éloignés du centre de la capitale pour que presque personne ne s’intéresse à eux ? Serait-ce parce qu’ils sont en majorité de confession musulmane qu’ils ont moins l’attention des autorités, quand on sait que les chrétiens d’Orient bénéficient d’avantage de secours et de prise en charge ? Des questions sans réponse mais qui ont tout de censé et de légitime.

« Des gens du quartier [dont les membres de la mosquée de Saint-Ouen, ndlr] nous apportent des vêtements, de l’eau, du pain, du lait et des couches pour les bébés, mais c’est tout », déplore l’époux de Khadra, 22 ans, l’espoir visiblement en berne. « Je suis arrivé avec ma famille, je veux obtenir l’asile, travailler, mais c’est compliqué, on n’a rien, regardez dans quoi on vit ? Moi la nuit, je reste par terre, dehors, c’est trop petit pour nous tous ici », s’alarme-t-il en contemplant l’intérieur de sa ridicule tente. « Quand ma femme est à l’extérieur, je vais sous la tente dormir, deux ou trois heures par jour, c’est tout ».

L'Europe, inaccessible étoile ?

Les conditions d’hygiène sont inimaginables pour quiconque débarque ici : ni eau, ni toilette, rien. C'est pourtant la France... Ces migrants sont invisibles et néanmoins sous les yeux de centaines de milliers d’automobilistes qui empruntent quotidiennement le périphérique parisien. Alors qu’il avait disparu depuis des mois, nul ne sait pourquoi ce camp de migrants syriens refait ainsi surface depuis quelques temps. Chaque semaine, de nouveaux venus débarquent quand d'autres s’en vont, avec l’espoir d’un plus bel horizon, vers l’Angleterre ou vers la Belgique.

Coupés du monde à la porte de Saint-Ouen, après un voyage de plus de deux ans pour atteindre ce chaos, la petite tribu ignore tout de ce qui se passe en Syrie et si le peu de famille qui leur reste là-bas est encore en vie. Les proches de nombre de ces migrants sont disséminés, dans les pays voisins de la Syrie principalement. Car le chemin vers l’Europe est bien plus long et beaucoup trop cher pour la majorité d’entre eux. « J’ai payé mille euros un passeport marocain qui m’a permis de rentrer facilement en Espagne et d'éviter le mur de barbelés de Melilla », raconte l’un d’eux quand un autre explique qu’on lui en réclamait 7 500 euros. Une traversée par la mer, sachant le danger qu’elle représente, peut dépasser les 10 000 euros.

Sur les quatre millions de réfugiés comptabilisés par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), la France s’est dit prête à en accueillir un peu plus de 9 000 sur son sol en 2015 et s’est portée candidate auprès de l'instance onusienne pour recevoir un millier de personnes en situation vulnérable sur deux ans. Quelque 3 500 demandes d’asile, qui ont abouti dans 95 % des cas, ont été faites à Paris depuis le début du conflit en 2011. Un conflit qui a déjà fait plus de 220 000 morts.

Walid est déserteur de l’armée de Bachar el-Assad. « J’ai vu en Syrie des choses que je ne voulais pas voir, voilà pourquoi je suis là », confie-t-il. Casque vissé sur les oreilles, lunettes noires sur les yeux, il est adossé au muret qui sépare le campement du périphérique. Il passe en boucle les plus grandes chansons d’amour et de patriotisme de George Wassouf et de Fairouz, icônes intemporelles de la chanson arabe, son esprit est en Syrie. Fairouz, qui signifie « turquoise », est célèbre entre autres pour avoir chanté « Sanarjiou yaouman », littéralement, « Un jour, nous retournerons ».

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