Saint-Denis brisé, Saint-Denis outragé, Saint Denis martyrisé … et Saint-Denis déserté. Allez, on exagère un peu évidemment, mais les faits sont là, incontestables : la basilique de Saint-Denis – devenue cathédrale il y a 50 ans, on y reviendra plus tard – est très loin de rencontrer le succès public qu’un monument de son statut et de sa stature devrait connaître alors que se déroulent ce week-end les 33e Journées européennes du patrimoine. A l’heure où les cathédrales de Reims (1,5 M de visiteurs par an) et de Chartres (1,3 M par an), sans parler de Notre Dame de Paris (13 M par an), rayonnent sur leur diocèse et bien au-delà, Saint-Denis fait presque pitié avec ses 170 000 visiteurs annuels.
Pire, ce chiffre sera nettement revu à la baisse cette année, conséquence indirecte des attentats qui ont frappé la France depuis un an, notamment le 13 novembre 2015 au Stade de France situé, comme chacun sait, sur la commune de Saint-Denis ; et aussi à cause de l’assaut donné cinq jours plus tard par le RAID dans l’appartement loué aux terroristes par Jawad Bendaoud, rue du Corbillon, à peine à 500 mètres du parvis de la basilique. Ces tragiques événements n’étaient pas la meilleure publicité du monde, on s’en doute, pour une ville de la banlieue nord de Paris qui ne jouissait déjà pas d’une réputation particulièrement glamour.
« Cela a toujours été assez difficile de faire venir le public de l’autre côté du périphérique », reconnaît Serge Santos, l’administrateur de la basilique. « Ces dernières années pourtant, on avait progressé tous les ans, pour passer de 140 000 visiteurs en 2010 à 170 000 en 2015 ». « Mais depuis le début de l’année, c’est moins facile », déplore-t-il. « Et depuis juin, cette baisse s’est encore accélérée avec une chute extrêmement forte de 30% par mois cet été. C’est inhérent au climat général, à l’image de Saint-Denis qui a été dégradée ». Bien que située à moins de 6 km du périphérique et à moins de 20 mn de la Gare Saint-Lazare en métro par la ligne 13, ce que Serge Santos décrit comme « une barrière psychologique » fait renoncer de nombreux visiteurs potentiels. Ils ont bien tort !
Une nécropole unique au monde
Aucun endroit au monde en effet, pas même la Vallée des Rois en Egypte, ne donne à contempler une nécropole s’étendant sur une aussi longue période historique. De Dagobert 1er en 638 (ou 639, on n’est pas sûr) à Louis XVIII en 1824 (là, c’est certain), douze siècles se sont écoulés durant lesquels la plupart des rois de France se sont fait inhumer à Saint-Denis, à l’exception notable de quelques Mérovingiens mais aussi des Capétiens Philippe 1er et Louis VII ainsi que du Valois Louis XI. Mais la renommée des lieux remonte à bien plus loin encore car c’est là qu’aurait été enterré, vers 250, le martyr Saint-Denis, premier évêque de Paris, persécuté par les Romains. C’est d’ailleurs le caractère sacré de l’emplacement qui incita Dagobert 1er à s’y faire inhumer quand l’édifice n’était encore qu’une abbaye fondée, selon la légende, par Sainte-Geneviève, la sainte patronne de Paris, au Ve siècle. Et c’est Louis IX – Saint-Louis – qui fit définitivement de la basilique de Saint-Denis la dernière demeure des monarques de France.
Outre son aura de sainteté et son exhaustivité funéraire, littéralement palpable grâce aux quelque 70 gisants (sculptures d’un personnage défunt NDLR) disposés dans la nef, la basilique est une véritable merveille architecturale. Inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1996, elle mesure 114 mètres de long pour 29 mètres de haut sous voûte. Bâtie sous l’impulsion de l’éminent abbé Suger dans les années 1130, puis complétée au XIIIe siècle, elle a formellement donné naissance à l’art gothique grâce à de nouvelles techniques architecturales, en particulier les croisées d’ogives et les arcs-boutants qui permettaient de mieux faire entrer la lumière en laissant place à des vitraux plus grands et de monter plus haut vers le ciel grâce à l’évidement des murs porteurs.
Celle qui n’est devenue cathédrale qu’en octobre 1966 (lorsque furent créés de nouveaux diocèses lors du réaménagement des départements limitrophes de Paris) est remarquablement entretenue, compte tenu de son âge canonique. Grâce à l'action de la Direction régionale des affaires culturelles Île-de-France (DRAC), sa façade a été entièrement réhabilitée ces trois dernières années. « La façade est exceptionnelle ! » s’émeut Serge Santos. « C’est une façade du XIIe siècle, parfaitement restaurée. Et depuis que les portails, qui n’avaient pas été entretenus depuis le XIXe siècle et qui étaient devenus tout noirs, ont été décrassés, nous avons aujourd’hui une façade resplendissante qui est en meilleur état que celle de Notre-Dame de Paris, par exemple », nous glisse l’administrateur, façon mettre un petit tacle à l’élue de Victor Hugo, un monument où, dit-il, « beaucoup de gens ne font qu’entrer et sortir ».
En ruine après la Révolution
Bien avant la restauration, il y eut la Révolution, période instable durant laquelle de nombreux édifices furent pillés et saccagés. Symbole de la monarchie, la basilique a beaucoup souffert sous la Convention, lorsque la toute jeune République, en guerre contre toute l’Europe, avait besoin de plomb pour nourrir ses canons. La toiture, en plomb, et les vitraux, eux aussi sertis de plomb, furent démontés à l’été 1793, inspirant ce sinistre tableau à Chateaubriand dans Génie du christianisme : « Saint-Denis est désert ; l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés ; et au lieu du cantique de la mort qui retentissait sous ses dômes, on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés ».
Oui, « les tombeaux vides et les souterrains dévastés », vous avez bien lu. Les révolutionnaires, qui veulent alors mettre un terme définitif à la continuité dynastique, ont ouvert les tombes et ont jeté les dépouilles royales dans de la chaux, réduisant en poussière ce que les siècles avaient pu préserver. Un moindre mal cependant disent à présent un certain nombre d’historiens. « Il faut regarder le temps long » nuance également l’administrateur Serge Santos qui rappelle que les destructions ont été importantes aussi durant les Guerres de religion. « On ne va pas nier les dommages causés par la Révolution, reconnaît-il. Mais beaucoup de choses ont été conservées, dont à peu près 80% des gisants ». « Et si la Révolution a détruit des choses, souligne-t-il, elle a également donné naissance à quelque chose d’important : l’idée de patrimoine ».
Du coup, rien ne dit que, sans la Révolution, les gisants que l’on admire aujourd’hui à Saint-Denis n’auraient pas été déplacés, ou transformés, car ce type de représentation était passé de mode au tournant du XVIIIe siècle. A l’initiative de Napoléon 1er, des travaux de réhabilitation démarrèrent dès 1805 et se poursuivirent durant pratiquement tout le reste du XIXe siècle, sous la direction de plusieurs architectes, dont l'emblématique Eugène Viollet-Le-Duc. C’est à son époque que survient un nouvel épisode douloureux : la destruction partielle de la tour nord et de la flèche, suite à plusieurs tempêtes et coups de foudre survenus entre 1842 et 1845. Par précaution, il fut décidé, plus ou moins en catastrophe, de démonter l’ensemble, haut de 90 mètres, car il menaçait de s’écrouler. La flèche fut même désassemblée pierre par pierre. Et les pierres scrupuleusement répertoriées, puis numérotées, en vue d’un remontage futur.
S’inspirer de la Sagrada Familia
Plusieurs fois annoncé, ce remontage est aujourd’hui en passe de voir enfin le jour grâce à l’implication de la mairie et sous l’égide d’un collectif de parrainage astucieusement baptisé Suivez la Flèche (v. la vidéo ci-dessous) présidé par l’écrivain et académicien Erik Orsenna. Encouragée par la visite de François Hollande, il y a tout juste un an à l’occasion des Journées du patrimoine 2015, l’affaire semble être en bonne voie depuis que le ministère de la Culture a officiellement donné son accord pour lancer les études de faisabilité. « C’est un projet initié par la ville et qui n’est pas uniquement patrimonial et culturel » précise Thomas Clouet, collaborateur de l’architecte en chef des Monuments historiques, Jacques Moulin, au sein du cabinet 2BDM.
« Pour la commune, reprend-il, il s’agit également d’un projet sociétal. C’est-à-dire que c’est l’occasion pour elle de créer des emplois, de faire parler de Saint-Denis autrement et aussi d'attirer les touristes ». Thomas Clouet insiste aussi sur le fait que ce n’est pas un projet comme on les mène d’habitude avec un délai, un coût, un maitre d’ouvrage et des entreprises. « Le mode de fonctionnement, explique-t-il, sera un peu particulier : c’est-à-dire que ce sera un chantier autofinancé par ses visiteurs, comme ce qui a été fait pour la frégate L’Hermione et comme ce qui est en cours au Château de Guédelon, dans l’Yonne ».
Du coup, difficile à l'heure actuelle de savoir quelle sera la durée du chantier, ni son coût. « Cela dépendra du nombre de visiteurs », reconnaît Thomas Clouet. « S'il n'y en a pas beaucoup, cela pourrait durer très longtemps. Et s'il y en a davantage, cela durera moins longtemps. Je dirais même que l’on n’a pas intérêt à ce que ce soit trop court. Ça peut durer dix ans, quinze ans, vingt ans, je n’en sais rien ». « De toute façon, conclut-il, le coût de l’ouvrage a peu d’importance car il se calculera en heures de travail investies et non en argent dépensé ». Ce chantier atypique s’inspire aussi du mode de fonctionnement de la Sagrada Familia de Barcelone qui continue de s’autoconstruire grâce à ses visiteurs. Elle devrait être terminée en 2026, pour célébrer le centenaire de la mort de son concepteur Antoni Gaudi, génie de l’Art Nouveau. D’ici là, nul ne sait si Saint-Denis aura déjà retrouvé son allure d’avant 1846. Mais le temps joue en sa faveur.
Les Journées du patrimoine 2016 à la basilique de Saint-Denis, détaillées par Serge Santos, son administrateur :
« Depuis de très nombreuses années, on fait des choses un peu comparables et qui fonctionnent très bien. On a entre 3 et 4 000 personnes par jour. On propose des visites thématiques d’une demi-heure à peu près, sur François 1er, sur Louis XVI, sur la sculpture, sur les vitraux, cela permet d’avoir des interlocuteurs différents bénéficiant de petits groupes ce qui permet d’avoir un dialogue avec les agents du monument qui font un travail très important, ce qui permet aux gens. Il y a des gens qui restent toute la journée.
En plus, il y aura une ouverture exceptionnelle de la sacristie qui date de Napoléon, avec de très beaux tableaux, qu’on ne voit jamais. Et l’ouverture exceptionnelle du jardin d’inspiration médiévale qui se trouve derrière la cathédrale et qui permet d’avoir une vue sur le chevet (l’extrémité arrondie au fond de la basilique NDLR) qui date du XIIe siècle et qui est magnifique.
On a affaire à toute l’histoire de France (des Mérovingiens à partir de Dagobert 1er en 623 jusqu’aux Bourbons et à Louis XVIII, dernier monarque de France mort au pouvoir) ; c’est pour cela que beaucoup de gens viennent, des jeunes aussi car on a des visages devant nous, on a des personnages, donc on peut vivre dans le l’ancien temps mais c’est aussi très actuel. »
- Les informations pratiques (horaires, tarifs, accès) sont à retrouver sur le site www.saint-denis-basilique.fr