Le «Charlie Hebdo» de la grande époque en photos à Perpignan

Un hommage est rendu à Charlie Hebdo au festival Visa pour l’image de Perpignan à travers l’exposition « De Hara-Kiri à Charlie ». On y retrouve le travail d’Arnaud Baumann et Xavier Lambours, photographes à Charlie dans les années 1970-1980. Des photos qui témoignent de l’esprit Charlie 1ère génération.

« Passe me revoir en avril et on verra ». Telle fut la réaction du directeur de Visa pour l’image Jean-François Leroy lorsque, le 6 janvier 2015, Arnaud Baumann vînt lui présenter une série de photos prises entre 1974 et 1985 à Charlie Hebdo, clichés en noir et blanc pour la plupart, mettant en scène toute la tribu de l’époque (Choron, Cavanna, Reiser, Wolinski, Gébé, Delfeil de Ton etc.) et quelques contributeurs occasionnels dont Coluche. La date a son importance évidemment puisque, au cas où cela vous aurait échappé, le lendemain survenait le carnage perpétré par les frères Kouachi dans les locaux du journal.

Fidèle quoiqu’il arrive à l’humour noir et caustique qui a toujours été la marque d’Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, le 7 janvier Arnaud Baumann se contenta d’envoyer un simple texto au directeur de Visa pour l’image, texto certifiant : « je n’y suis pour rien ! » (dans les attentats, ndlr). En fait, il s’agit d’un incroyable concours de circonstances. A 24 heures près en effet, l’expo « De Hara-Kiri à Charlie » accrochée dans la Caserne Gallieni de Perpignan, - pied de nez dont l’ironie n’échappe à personne quand on connaît l’antimilitarisme toujours affiché par Choron et sa bande - et le livre Dans le Ventre d'Hara-Kiri n’auraient jamais vu le jour.

« Je ne me sentais pas Charlie »

Arnaud Baumann s’en explique : « Cela aurait été très difficile si j’étais allé voir Jean-François Leroy le 8 janvier. D’ailleurs c’est simple, je n’y serais pas allé. Le hasard a voulu que je voie Jean-François le 6 janvier. Et heureusement dans un sens, parce que je ne suis pas du tout quelqu’un qui cherche à faire du sensationnalisme. Par contre, à partir du moment où j’avais proposé à Jean-François ce sujet sur Hara-Kiri qu’on connaît depuis 40 ans, il me paraissait intéressant de le montrer à tous ces gens qui ne connaissaient pas Hara-Kiri ». Mais les coïncidences ne se sont pas arrêtées là.

Le dimanche 11 janvier, au milieu de millions de manifestants, Arnaud retrouve Jean-François Leroy. « C’était vraiment un pur hasard, franchement de se retrouver parmi ces millions de gens. Je le croise alors que je suis resté que 10 minutes dans la manif car je n’étais pas Charlie ». « Je ne me sentais pas Charlie, précise-t-il. Je me sentais Hara-Kiri … ». « J’y étais allé comme ça pour voir. Comme on va voir un phénomène presque de foire, quoi ! Mais bref, Jean-François m’a dit sur place dans la manif  "envoie-moi tes photos !" Et là, j’ai réfléchi pendant une semaine. J’ai appelé Xavier (Lambours, ndlr) qui est mon pote depuis 40 ans, avec qui on a vécu pendant 10 ans l’aventure d’Hara-Kiri ensemble. Et je lui ai dit : ‘"faisons ce livre qu’on a envie de faire depuis 10 ans" ».

Compère d’Arnaud depuis 1974 (ils ont commencé ensemble en tant que photographes pigistes après s’être timidement immiscés dans la rédaction du journal alors située au 10 rue des Trois-Portes dans le Quartier Latin, ndlr), Xavier Lambours aussi a pris l’attentat de Charlie Hebdo comme un coup de poignard en plein cœur. Et comme lui, il émet beaucoup de réserves sur ce que l’on appelé plus tard « l’esprit du 11-Janvier ». « Le matin du 7 janvier, Arnaud m’a appelé et m’a dit "regarde BFM !". Et au moment où j’allume la télé il y a le type qui dit "on m’annonce que Wolinski est mort, que Cabu est mort". Avec ma femme on est resté tétanisés devant la télé. C’était ma jeunesse, tout ce que j’aimais qui explosait. C’était un choc énorme ! »

Un acte militant

« Moi aussi, poursuit-il, j’ai très mal vécu la grande manif. Autant j’ai très bien vécu celle du 7 janvier au soir place de la République où il y avait une émotion énorme - j’en ai encore des frissons dans les guiboles - autant la manif du 11 janvier, je l’ai mal vécue. J’étais bloqué dans une rue du 11e arrondissement, je n’arrivais pas à avancer. Et je n’ai pas supporté cette brochette d’hommes politiques épouvantables qui sont venus. C’était d’une hypocrisie ! J’ai essayé de faire des photos et j’ai fait des photos pourries. Franchement, j’ai regretté d’y être allé. »

« C’était génial que la Terre se mobilise, continue celui qui est devenu l’un des portraitistes de cinéma les plus prolifiques de ces trente dernières années. Mais sur 3 million de personnes, il y en a 25 000 qui connaissaient Charlie Hebdo ». « Charlie Hebdo, rappelle-t-il, était sur le point de fermer parce que plus personne ne le lisait. En interne, ils n’étaient pas tous d’accord sur cette ligne anti-islamique hard. On le sait, certains ne le vivaient pas très bien. Et s’il n’y avait pas eu cet attentat, je pense que Charlie Hebdo n’existerait même plus parce qu’ils n’avaient plus de lecteurs. Plein de gens se sont abonnés mais quand je passe voir des kiosquiers aujourd’hui, plus personne ne l’achète à nouveau. C’est fini ! »

La froideur du propos est sans complaisance mais il faut bien comprendre qu’Arnaud Baumann et Xavier Lambours se revendiquent de ce qu’ils appellent le « Charlie Hebdo 1ère génération », celui de Choron et Cavanna. Pour eux, sortir ce livre et exposer ces photos s’apparente à un acte militant. « Il y a eu beaucoup de respect dans notre travail, insiste Xavier Lambours. Jamais l’idée de "on va se faire du fric" mais plutôt celle de "il faut faire quelque chose". C’est un acte politique et un acte historique de faire comprendre d‘où vient Charlie. Et comprendre que le vrai Charlie, ce n’est pas celui qui a été assassiné. »

Et c’est un acte pleinement réussi car, lorsque l’on arpente la salle de la Caserne Gallieni où les photos sont exposées, c’est bien entendu le rire qui l’emporte sur les larmes en voyant toutes les photos de ces figures devenues légendaires, les Cabu, les Choron, les Reiser, les Cavanna. Beaucoup de tendresse aussi transparaît à travers ces photos même si, tout le monde le sait, il y avait autant d’engueulades que d'éclats de rire qui retentissaient entre les murs du Charlie Hebdo de cette époque-là. Les plus éclatantes étaient peut-être celles opposant Cavanna à Siné, Xavier Lambours s’en explique : « C’est assez simple. Siné voulait faire de la politique alors que Cavanna s’en foutait de la politique. Il voulait juste se marrer. »

Un seul mot d’ordre : se marrer

Se marrer, c’était la raison d’être de toute cette bande, au risque de franchir parfois certaines limites qui les mettraient, littéralement, hors-la-loi aujourd’hui. « Ils ont abordé tous les sujets, la violence, le viol, la mort, l’écologie. C’étaient des gens qui étaient en avance sur leur époque et qui avaient une intelligence pour analyser les choses. Mais il fallait qu’on se marre ! ». « On ne rit plus de la même façon », regrette Xavier qui vomit le politiquement-correct et se reconnaît de moins en moins dans un environnement qu’il trouve de plus en plus aseptisé.

« La société est devenue abominable, s’agace-t-il : un aveugle c’est un non-voyant, un balayeur c’est un technicien de surface, tout est comme ça ! Tout est interdit ! On doit faire gaffe à tout ce qu’on dit ! Quand on se moque de quelqu’un, on peut avoir un procès ! Je connais ça aussi au cinéma », se désole-t-il. « Tout est contrôlé. Maintenant, sur un tournage de film, il faut envoyer les épreuves des photos à des agents, à des publicistes qui doivent les valider, c’est chiant, y’en a marre ! ». Moins vindicatif, Arnaud Baumann serait plutôt désabusé, conscient qu’un certain esprit est mort pour de bon avec la disparition de ses amis.

« J’ai cessé d’être inquiet, dit-il. Je l’ai dit à Xavier : "je suis déjà mort, plus rien n’a d’importance". Et ça me rend libre, je n’ai plus peur de rien, je me sens dégagé de l’angoisse existentielle, c’est peut être dû à mon âge (62 ans cette année, ndlr) ». « J’étais beaucoup plus inquiet à 20 ans qu’aujourd’hui, s’étonne-t-il, alors que je pense très sincèrement qu’on va droit dans le mur. J’ai deux enfants et ce n’est pas un truc qui me laisse indifférent. » « Mais paradoxalement, se ressaisit-il, depuis qu’on s’est retrouvés ici à Perpignan on rigole comme il y a longtemps que ça ne nous était pas arrivé parce qu’il y a des choses violentes qui se passent en nous et on n’a pas envie d’être là avec des têtes d’enterrement. Ils seraient fou furieux, les gens de Charlie Hebdo, de nous voir tristes. On voudrait continuer leur travail par nos images. On ne veut pas les trahir, en tout cas. »

Ces images, Arnaud et Xavier ont mis du temps à les réunir et se sont engagés dans une véritable course contre la montre pour que leur bouquin sorte dans les délais. Certaines ont même été ressuscitées par miracle.  « Une image que j’aime beaucoup c’est Choron et Mitterrand dans le restaurant, s’amuse Xavier Lambours. Le négatif était tellement sous-exposé que c’était intirable. Sur la planche contact, on ne voyait rien. J’ai essayé de la scanner en mettant le contraste au maximum. Et puis il y a eu un début d’image qui est apparu et finalement j’ai réussi, avec l’aide de ma fille, qui est à l’Ecole des Gobelins. Et d’un seul coup l’image est ressortie ! Comme de l’archéologie, c’était un petit miracle ! »

Huit jours avant la remise des épreuves à l’éditeur, nouveau miracle : « J’ai retrouvé un carton à la campagne avec des photos couleur que j’avais complètement oubliées. Il faut savoir qu’on faisait peu de couleur à l’époque parce que ça coûtait cher et que les pellicules couleur n’étaient pas très sensibles. » Le grand regret de Xavier Lambours et Arnaud Baumann ? Que les photos prises par Chenz, celui qui fut le photographe officiel de Hara-Kiri dès le début aient totalement disparu après sa mort. « Je crois que ses héritiers ont tout jeté, se désole Xavier. C’est très dommage car c’était un photographe extraordinaire qui avait travaillé avec Jean-Christophe Averty à l’ORTF, et avec Jean-Loup Sieff. C’était un génie de la technique, c’est un trésor qui a été englouti. S’il restait ces photos, on aurait pu sortir un livre encore plus extraordinaire. »

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