Attablée dans le salon de la librairie Terra-Nova en plein cœur de Toulouse, Rachel sirote tranquillement un café en feuilletant un roman. Puis, au moment de régler sa consommation, elle sort de son porte-monnaie d’étranges billets aux couleurs vives et au nom joyeux : le sol-violette. Rachel est une « soliste ». C’est ainsi qu’on surnomme ces quelque 600 Toulousains qui ont déjà adhéré à la monnaie complémentaire locale et à son credo : « échanger autrement ».
Car le sol-violette (« sol » pour « solidaire ») n’est pas une monnaie comme les autres. Lancé en mai 2011, il a pour vocation de développer l’économie locale, sociale et solidaire, et d’instaurer une nouvelle manière de consommer, respectueuse des hommes et de la nature. Ainsi, il ne peut pas être utilisé n’importe où. Après avoir versé 15 euros d’adhésion à l’association qui gère le sol-violette dans l’une des deux banques partenaires de l’opération, et échanger leurs euros contre des sols (1 euro = 1 sol), les solistes ne peuvent en effet les dépenser qu’à l’intérieur d’un réseau de partenaires agréés. Ce sont des restaurants ou des épiceries bio, des librairies indépendantes, des boutiques de vêtements équitables… Pour obtenir le droit d’encaisser les billets aux couleurs acidulées, tous ont dû certifier leur engagement dans le développement durable et expliquer que la gouvernance est partagée dans leur entreprise.
Les euros échangés dans les banques ne sont pas perdus ; ils serviront à financer du microcrédit et la création d’entreprises solidaires. Pour les solistes et les entreprises partenaires, ce réseau est un gage de sécurité. « Je suis sûre que les sols que je dépense ne finiront pas dans une banque suisse », remarque Rachel.
Maîtriser sa monnaie, être acteur de l’économie, tel est le défi proposé par les fondateurs du sol-violette. « En payant en sols, on montre tous les jours ce qu’on veut faire de notre argent. C’est comme si on mettait un label sur un billet de banque afin de garantir qu’il provient d’un endroit qui respecte l’homme et la nature, explique Frédéric Bosqué, entrepreneur à l’initiative du projet sol à Toulouse. Et comme on le remet à un acteur qui ne peut le recevoir que s’il a le label correspondant, on sait également où il va. On reprend ainsi le pouvoir d’orienter la monnaie, comme on a le pouvoir d’orienter une décision politique par le vote ». Un geste citoyen que rappelle le slogan « Faites de la monnaie un bulletin de vote » inscrit sur chaque sol.
Un questionnement de l’euro
Instauré uniquement en tant que monnaie d’échange, le sol-violette n’est voué qu’à circuler. Pour favoriser cette circulation, les créateurs de cette monnaie ont décidé que les billets non utilisés pendant trois mois perdraient 2% de leur valeur. « La monnaie ne crée de la richesse que lorsqu’elle circule », martèle Frédéric Bosqué. Et cela fonctionne. On estime aujourd’hui que le sol-violette circule trois fois plus que l’euro.
Mais les retombées économiques du sol-violette sont encore loin d’être importantes. Si certains commerçants assurent avoir gagné quelques clients grâce à cette nouvelle monnaie, ses répercussions sont davantage humaines. « Le sol nous a apporté beaucoup d’échanges, rapporte ainsi Fabrice Domingo, gérant de la librairie Terra-Nova. Il permet de s’interroger sur l’économie, sur une autre façon de travailler et d’organiser les transactions ».
Le sol-violette serait-il donc un questionnement de l’euro ? C’est ce qu’affirme Jean-Paul Pla, conseiller à l’économie sociale et solidaire de la ville de Toulouse. « L’euro est une monnaie qui tourne peu, qui est vite capitalisée par une minorité qui s’en sert pour spéculer. En faisant en sorte que la monnaie complémentaire ne puisse pas être capitalisée et en l’obligeant à circuler, on montre qu’on peut créer beaucoup plus de richesse. Une richesse économique et territoriale, et pour tous. Alors qu’avec l’euro, les individus ne sont que des pions dans l’économie, avec le sol-violette, tout le monde peut être acteur et tout le monde bénéficie de ses effets », soutient l’élu.
Une monnaie pour tous
Loin d’être un gadget réservé aux « bobos » branchés commerce équitable ou de représenter un outil de contestation pour altermondialistes utopistes, le sol-violette vise en effet à toucher l’ensemble de la population toulousaine. Selon la municipalité, 25% des solistes se trouvent ainsi dans des situations précaires. Trois maisons de chômeurs – des associations d’aide aux personnes sans emploi – sont d’ailleurs partenaires du projet. Chacune parraine dix familles auxquelles la ville de Toulouse verse 30 sols par mois pour découvrir une nouvelle façon de consommer. « Nos adhérents sont allés s’approvisionner dans des commerces du centre-ville, raconte France Flamand, bénévole dans une maison de chômeurs située dans un quartier défavorisé. Ils ont trouvé cela plus cher que dans leurs magasins habituels, mais ils se sont aperçus que ces produits répondaient à d’autres réalités ».
En ayant réuni plus de 600 solistes et 77 commerces, des entreprises et des associations partenaires en seulement six mois, le sol-violette a dépassé les attentes de ses fondateurs qui se prennent aujourd’hui à rêver. « Mon rêve est que l’économie solidaire remplace le système actuel », confie Jean-Paul Pla, les yeux brillants et le sourire aux lèvres.