La Forêt hantée peinte par Henry Singleton (1766-1839), les Sorcières (1776-1778) dessinées par Goethe et Méphistophélès dans les airs (1828) illustré par Delacroix ouvrent le bal de l’obscur. L’exposition confirme la règle : Pas d'ombre sans la lumière. Au moment où la science des Lumières avait pris son service, des nouvelles réactions irrationnelles apparaissent et le spiritisme commence à fleurir.
La rupture
La première véritable rupture entre l’Europe des Lumières et l’obscurité a lieu avec Emanuel Swedenborg (1688-1772), un contemporain de Voltaire, Rousseau et Diderot. Ce Suédois fut appelé Léonard de Vinci du Nord pour ses inventions et recherches scientifiques prolifiques. A partir de 1743, cet homme tout à fait sérieux prétend soudainement être en relation avec les anges et les esprits et se balader à volonté au paradis et en enfer.
« Ce n’est pas du tout un charlatan, remarque Serge Fauchereau, le commissaire général de l’exposition. Il représentait tout simplement l’autre côté de l’Europe : l’Europe inquiète, l’Europe avant les grandes révolutions, l’Europe qui se trouve à un tournant de sa culture devant plein de choses qu’elle ne comprend pas. L’alchimie est en train de devenir la chimie entre les mains d’Antoine Lavoisier. Les croyances sont contestées, on commence à apprendre des choses venant du Nord, des grandes légendes. On découvre que des choses qu’on croyait typiquement allemandes, en fait elles nous venaient du Nord. On les croyait bretonnes mais elles venaient de chez les Celtes . On les croyaient européennes, mais elle venaient de chez les Perses etc. Donc on comprenait d’un seul coup que notre culture était en fait un mélange de différentes cultures. Et cela perturbait beaucoup les esprits. »
Ce n’est pas un hasard si l’exposition L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte a lieu à Strasbourg. Depuis le Moyen âge, l’actuelle ville européenne a été un haut lieu de l’ésotérisme et de l’occultisme. « Cela commence avec la mystique rhénane, stipule Joëlle Pijaudier-Cabot, co-commissaire de l’exposition. Au 18e siècle, Strasbourg a connu le passage de nombreux alchimistes, après il y avait Goethe qui a fait ses études ici. Hans Arp est un natif de Strasbourg et beaucoup d’autres. »
Goya et l'obscurité
L’exposition montre que le spiritisme, la médiumnité, les croyances diverses et variées comme la théosophie ou l’anthropologie ont eu grand effet sur leur époque, et cela jusqu’aux artistes les plus avant-gardistes. William Blake dessine L’homme qui a appris à Blake à peindre dans ses rêves (1820), Goya conçoit son effroyable tableau Les Sorcières et envoie Les animaux dans le ciel (1818). « Goya avait commencé d’abord une carrière de peintre officiel, explique l’historien de l’art Serge Fauchereau Il a peint les reines, les rois, les duchesses et autres… Et puis, comme beaucoup d’autres, il avait cette part d’obscurité en lui. Il a observé aussi la société autour de lui qui était dominée par l’intolérance et l’inquisition. Des croyances qu’il savait stupides, mais c’est les gens qui croyaient cela. Il les critique et il les respecte en même temps. C’est assez fascinant. »
Victor Hugo possédé par Shakespeare
Au 19e siècle, l'engouement pour des tables tournantes atteint aussi le poète Victor Hugo. Exilé à Jersey, il fait ressusciter Léopoldine, sa fille aimée, morte noyée, dans une séance de spiritisme. Durant deux ans, Victor Hugo et sa famille « dialoguent » avec les esprits de Chateaubriand, Dante, Eschyle et Jésus-Christ... et Hugo se laisse dicter des vers par Shakespeare.
La fièvre de l’occultisme se propage dans toute l’Europe et dans tous les arts. En 1891, Là-bas, le roman à succès de Huysmans, parle passionnément des sabbats et des messes noires. Le jeune František Kupka (1875-1957) a eu une brève expérience comme médium amateur et appartenait à une confrérie théosophique avant de séjourner dans une communauté mystique. En 1905, Jacques-Henri Lartigue, à l’aide d’un photomontage, présente son frère aîné Zissou en fantôme. La Danse de la sorcière (1914) de la chorégraphe révolutionnaire Mary Wigman était probablement aussi inspirée par ses fréquentations des cercles spirites. « Ma main est entièrement l’outil d’une sphère lointaine » déclarait Paul Klee dans une lettre à Lily Klee en février 1918. Avec le sujet de l’exposition dans la tête on découvre tout à coup chez l’artiste suisse des fantômes, démons, fées, cartomancie et baguettes de sourcier. Reste à savoir si ces tentations occultes étaient plutôt un détail ou un trait essentiel de leur génie artistique. « C’est un élément fondateur, proclame la commissaire Joëlle Pijaudier-Cabot. Par exemple pour Kandinsky, c’est un élément essentiel pour les grands abstraits, cette imprégnation ésotérique a été l’élément qui leur a permis de créer la peinture abstraite. Goethe est une autre aventure, une aventure du 18e siècle où sciences, arts, alchimies, philosophies ont été réunies dans une pensée générale du monde. »
« Un tremplin pour l'imagination »
Une affirmation qui semble inébranlable, mais qui ne se retrouve pas forcément sur les cimaises de l’exposition. Pour Serge Fauchereau, la question ne se pose pas : « Moi, je crois que tout cela ce sont des prétextes. C'est-à-dire ce qui est avant le texte et qui sert de planche. Toute cette magie est un tremplin pour l’imagination et donc pour la création artistique. Cela m’est complètement égal de savoir si Max Ernst croit ou ne croit pas au pouvoir du cristal. Ce que je regarde est si le tableau autour d’un cristal est vraiment très beau. Il n’est pas grave de savoir si Victor Brauner croit à tous ces vampires, à toute cette magie autour de lui. Il y croyait, mais même si il n’y avait pas cru, cela ne changerait rien à la qualité de sa peinture. »
Parmi les 500 œuvres exposées il y a des grands noms, mais pas toujours représentés avec leur chef d’œuvre. Par contre, le parcours regorge de tableaux destinés à illustrer le propos théorique. Cela permet des découvertes comme le peintre lituanien Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911) ou le Suédois J.A.G.Acke, mais faute de trancher, l’exposition crée le flou sur l’ampleur du spiritisme chez les artistes. Et la lecture souvent esthétisante des œuvres fait l’impasse sur les effets souvent néfastes de certaines croyances des adeptes du spiritisme. Même avec l’Invocation à la lumière (1924) de Fidus et son style très aryen le sujet n’est même pas effleuré. « Effectivement, à force de croire à la belle nature, à la pureté de ceci ou cela, au beau garçon blond qui danse tout nu avec ses copains, on a fini par tirer de côté des croyances à la pureté de la race ou à autre chose, admet le commissaire Serge Fauchereau. De la pureté de la race on s’est embarqué vers le nazisme, cela est très ennuyeux et même épouvantable. Mais cela n’a pas été le sujet de juger cela d’un point de vue politique. »
Le plus on creuse, le plus on trouvera des pièces manquantes dans cet énorme puzzle de l’occultisme. Ce n’est pas forcément une faille, mais confirme le courage de cette grande exposition qui restera une promenade inédite et érudite dans les ténèbres de l’art occidental.
L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950, du 8 octobre jusqu’au 12 février 2012 au Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg.