« Le Cri », c’est fini, place à Munch le photographe

L’exposition Edvard Munch, l’œil moderne privilégie les œuvres modernes sur tous les supports du 20e siècle de Munch (1863-1944), au détriment des célèbres peintures du 19e siècle. Edvard Munch, c’est le peintre symboliste ou pré-expressionniste. Mais notre vision de l’artiste toujours angoissé et tourmenté qui fut à l’origine de l’icône mondiale Le Cri ignore trois quarts de la création iconographique de Munch. L’événement de la rentrée au Centre Pompidou à Paris n’est pas une rétrospective de plus sur le plus grand peintre norvégien, mais une exposition à thème et à thèse.

Vous aimez la peinture de Munch ? Eh bien, la première image de l’exposition vient d’un petit film expérimental… réalisé par Edvard Munch en 1927 à Dresde et Oslo, retrouvé dans les archives du Munch-Museet. Vous avez hâte de (re-)découvrir Le Cri en original ? Regardez, il n’y est pas, cette « Joconde » de la Norvège ne voyage plus depuis longtemps. Vous adorez les chefs d’œuvres Vampire, L’enfant malade, Le Baiser du maître dans la première salle ? Sachez qu’ils datent tous du 19e siècle et sont ainsi considérés presque comme « has been » par les deux commissaires de l’exposition. Leur raison d’être est juste d’illustrer l’obsession de répétition d’Edvard Munch, connu pour ses nombreuses variantes de ces mêmes tableaux. « Cette première salle est surprenante, admet la commissaire Angela Lampe. Elle rassemble les chefs d’œuvres du 19e siècle que le public connaît et attend de Munch. Mais très vite, dans la deuxième salle, on va revoir ces mêmes peintures dans des variantes tardives. Avec ce dispositif, on aimerait emmener le public vers le 20e siècle. »

Ouvrez l’œil moderne d’Edvard Munch
 

Le nerf de la guerre déclarée aux clichés habituels qui entourent le mythe de Munch est justement la confrontation avec son œuvre photographique. Pas moins d’une cinquantaine de photographies de Munch -sur un total de 244 photographies connues- en tirages d’époque sont exposées à côte d’une soixantaine de ses peintures célèbres. « Munch ne considérait pas ses photographies comme des œuvres d’art, explique Clément Cheroux, conservateur pour la photographie au Centre Pompidou et co-commissaire de l’exposition. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas des qualités plastiques extraordinaires. Munch posait généralement la caméra sur la table, il appuyait sur le bouton et il venait se placer devant l’appareil photographique. Ce qui fait qu’il y a parfois des effets de flou, de bougé, des effets fantomatiques qui renforcent la puissance de ces images. »

Des notes visuelles et expérimentales

Selon le commissaire, le peintre norvégien était le premier à tenir l’appareil photo à bout de bras pour se photographier lui-même. Son Autoportrait ‘à la Marat’ de 1908 dans la clinique du Dr. Jacobson à Copenhague est tout simplement époustouflant. Munch réussit à transposer la nudité de sa fragilité psychique sur une épreuve gélatino-argentique. Le tirage de sa maison au

53, quai Am Strom à Warnemünde, de 1907, nous laisse méditer sur des feuilles mortes et des troncs d’arbres entre deux murs. Pour Munch, la photographie n’était pas là pour documenter, préparer ou copier; non, c’était un monde à part. Par exemple pour s’immortaliser avec ses « enfants », communément appelés ses toiles, dans son atelier de Skrubben en 1909 ou de prendre son chien Fips en photo, vers 1930. Le « film » de 1927 possède la même caractéristique de notes visuelles et expérimentales. « Munch filme des sujets qui l’intéressent dans sa peinture. Il filme des mouvements de piétons dans la ville moderne, il filme le passage du tramway, il suit une femme avec sa caméra. Ce qui est important, c’est de voir cette espèce de brutalité dans le geste d’enregistrement du réel qui est quelque chose qui nous permet de mieux comprendre certaines de ses peintures. »

Compulsions
 

Déceler et documenter méticuleusement la passion de Munch pour la photographie et le film n’est pas un acte gratuit. Cette analyse permet dans l’exposition une nouvelle interprétation de l’œuvre de Munch. La salle Compulsions est bouleversante parce qu’elle réunit pour la première fois le motif La femme en pleurs sur tous les supports : photographie, dessin, lithographie, peinture, sculpture. Munch réalise ce motif d'une manière obsessionnelle et compulsive dans un laps de temps très court. « On ne peut pas dire qu’il fait d’abord la photographie pour ensuite la transposer ensuite en peinture, explique la commissaire Angela Lampe. Chaque médium est complètement indépendant et autonome. »

Un regard nouveau

Munch avait perdu sa mère à l’âge de 5 ans, il était notoirement alcoolique, souffrait d’une dépression nerveuse et avait subi, dans les années 1930, une hémorragie de l’œil droit. Tout cela est connu et a contribué à perpétuer la réputation sombre, angoissée et désespérée de Munch. Le

nouveau regard de l’exposition permet de cerner de nouvelles facettes à la fois de la personnalité et de l’artiste. Edvard Munch n’était pas si introverti quand il dessinait Paysage et cadavres en 1912, quand il gravait sur bois la Panique à Oslo après la déclaration de guerre en 1917, quand il fixait un Meurtre sur la route en 1919 où sortait pour peindre La Maison brûle ! dans son voisinage en 1925. Au 20e siècle, sa peinture était très en prise avec le monde extérieur. Son Autoportrait avec bouteilles de 1938 laisse même apparaître un brin d’humour. Un an avant sa mort, il s'incline, devant l’inévitable fin de l’existence avec Autoportrait. Entre l’horloge et le lit (1940-43).

La nouvelle icône

L’absence du fameux Cri a permis aux commissaires de se concentrer sur l’œuvre que Munch avait réalisée après avoir commencé à photographier en 1902. Une période qui représente trois quarts de son œuvre picturale ! Ainsi émerge une nouvelle icône. Au Centre Pompidou, le chef d’œuvre de l’univers Edvard Munch, l’œil moderne est incontestablement Travailleurs rentrant chez eux (1913-14). D’ailleurs, les visiteurs ne peuvent pas se tromper. La mise en scène magistrale de cette toile monumentale tranche radicalement avec la scénographie austère voire cruellement blanche des autres tableaux. Présentée sur une cimaise isolée, devant une fenêtre ouverte, on a le sentiment que les travailleurs avancent vers le spectateur. « On a l’impression dans cette toile que Munch avait retenu la leçon du cinéma, s’enthousiasme Clément Chéroux. Il a retenu cette idée que le cinéma avait inventé une image qui sortait de la toile comme un diable de sa boîte. Une image qui se jette littéralement sur le spectateur. »
 


Edvard Munch, l’œil moderne
, jusqu’au 9 janvier 2012 au Centre Pompidou à Paris
 

Lire aussi :

- Rétrospective Edvard Munch au musée de la Pinacothèque à Paris, rfi, 2/3/2010

- Le mystère du « Cri » et de la « Madonne » reste entier, rfi, 4/9/2006

- « Le Cri » dérobé, rfi, 23/8/2004

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