Vague d’arrestation de journalistes accusés de «complot» en Turquie

L’arrestation la semaine dernière d’une dizaine de journalistes soupçonnés d’appartenir à l’organisation terroriste Ergenekon, actuellement en procès, a été qualifiée de « Jeudi noir » en Turquie, suscitant une très vive indignation.

De notre correspondant à Istanbul

Dès l’annonce de ces arrestations, la profession est descendue dans la rue. Symboliquement bâillonnés, des milliers de journalistes ont défilé à Istanbul et Ankara sous des pancartes noires dénonçant la répression des médias, et brisé leur crayon synonyme de liberté de la presse. « Nous avons désormais tous peur », s’insurge le grand journaliste d’investigation Ugur Dündar, résumant le sentiment général de ras-le-bol face aux coups de boutoir du gouvernement et de la justice. Comme l’organisation Human Rights Watch, le Département d’Etat américain, l’OCDE et l’Union européenne ont dénoncé cet acharnement pour toucher « des journalistes qui ne font que leur travail dans un contexte de règlement de comptes politiques et idéologiques », écrit Reporters Sans Frontières, qui dit également s’inquiéter « de la tendance lourde qui vise les journalistes porteurs d’informations ne correspondant pas à la ligne du pouvoir en place ».

Comme il y a une dizaine de jours les animateurs d’un site d’information indépendant avaient déjà été incarcérés sous les mêmes accusations, voilà que cette affaire Ergenekon - dans le cadre de laquelle d’autres journalistes sont déjà emprisonnés depuis environ deux ans - commence à terriblement noircir le tableau d’une liberté de la presse en nette régression avec actuellement 67 journalistes derrière les barreaux, souvent sans jugement depuis de nombreux mois. Car en fait, et a contrario des affirmations du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan qui assène que la liberté de la presse dans son pays s’est améliorée depuis que son parti de la Justice et du Développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) est arrivé au pouvoir fin 2002, la Turquie a été rétrogradée de la 100e à la 138e place ces huit dernières années selon le classement de Reporter Sans Frontières.

Mais, comme le souligne l’association, les journalistes incarcérés au motif d’appartenance à une organisation terroriste sont surtout « les victimes des tensions entre le gouvernement et l’opposition laïque et ultranationaliste », qui fait rage depuis des années et particulièrement depuis 3 ans que l’affaire Ergenekon a éclaté. Et le comble de ces dernières arrestations, c’est qu’elles touchent pour la plupart des journalistes qui ont contribué à faire la lumière sur ce complot ou sur d’autres machinations similaires visant ces dernières années à déstabiliser voire à renverser le gouvernement. Un gouvernement victime d’une « dérive autoritaire », selon Gareth Jenkins, auteur de Political islam in Turkey (Palgrave, 2008), et qui accepterait de moins en moins la critique, comme elle a pu être formulée çà et là en raison justement des errements et des incohérences de l’instruction de ce procès fleuve.

« Il faut en finir avec ces incarcérations à tout-va, sans commune mesure avec le cœur de l’affaire, qui discréditent l’ensemble du procès », s’indigne lui aussi Ahmet Insel, professeur d’économie politique à l’Université Galatasaray lors d’un récent débat télévisé, un des nombreux forums qui a tenté de faire la lumière, ces derniers jours, sur ce « scandale ». Sur un de ces plateaux de télévision, un juriste rappelle cependant que la gravité du complot (appartenance à une organisation terroriste visant à renverser le gouvernement, passible de 10 ans de prison) justifie d’empêcher la fuite du suspect à l’étranger et la disparition des preuves. Car les autorités soutiennent, face au tollé que ces arrestations ont provoqué, que les journalistes inculpés ne l’ont pas été pour leurs écrits, mais bien pour leur activité présumée au sein de la nébuleuse Ergenekon, qui surprennent l’opinion publique.

L’émotion est donc à son comble dans le pays, alors que le procès sur le fond de l’affaire, ouvert il y a 30 mois, piétine, et que les procureurs en sont à leur… 18e vague d’arrestations ! Parmi les quelque 300 personnes inculpées, dont près de la moitié sont des militaires d’active ou retraités (et beaucoup de très haut gradés, généraux ou amiraux), les journalistes ne sont pas les seuls incriminés apparemment à tort et à travers, après des universitaires, des responsables d’associations et même un ancien chef de police livrant quelques réflexions dans un livre de mémoires.

Le procès, qui en est à la 175e audience pour un seul de ses 4 dossiers d’accusation, promettait de faire la lumière sur les pratiques de « l’état profond » (expression désignant des coalitions obscures parmi des cercles ultra-kémalistes, certains éléments au sein des forces de sécurité et parfois des gangs criminels), apparait donc de plus en plus déliquescent après ces excès de zèle restés incompris, et risquent d’alimenter largement la campagne pour les législatives de juin prochain.

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