RFI : Manuel Valls est donc candidat à l’élection présidentielle, via la primaire de la gauche. Il va présenter sa démission dans la journée. Tout d’abord, est-ce que vous savez puisqu’un remaniement va avoir lieu aujourd’hui, si vous serez encore ce soir ministre des Affaires étrangères ?
Jean-Marc Ayrault : On répondra à cette question lorsque le président de la République aura nommé un Premier ministre et ensuite un gouvernement. Vous savez que, quand le Premier ministre démissionne, il y a une démission automatique de tout le gouvernement. Pour l'heure, je suis là comme ministre des Affaires étrangères.
Vous n’avez pas d’assurance sur le fait que vous serez…
Personne ne sait qui sera le Premier ministre, donc un peu de patience. Ça va se faire désormais très vite puisque, comme Manuel Valls l’a annoncé hier, il va démissionner.
On sait que Manuel Valls, lui, ne sera plus Premier ministre. Qui des candidats à la primaire de la gauche ? Est-ce que c’est un candidat qui peut rassembler la gauche ?
C’est tout l’enjeu de cette primaire et de la période dans laquelle nous sommes entrés. Manuel Valls est candidat. Je crois qu’il y songeait sans doute depuis longtemps. Maintenant, on va voir puisqu’il y a une primaire. Moi, ma préoccupation, c’est la suivante : je ne me résigne pas à ce que la gauche soit absente du second tour de l’élection présidentielle.
Lui non plus. C’est ce qu’il a dit hier d’ailleurs.
Donc, ça c’est un point qui va dans la bonne direction parce que c’est une des questions essentielles. Vous allez me dire pourquoi ? Parce que je ne me résigne pas à ce que les Français aient le choix qu’entre un candidat de la droite conservatrice, -désormais François Fillon, et il est vraiment très marqué à droite, même parfois très conservateur sur beaucoup de questions économiques, sociales et aussi sociétales-, et puis l’extrême droite. Si c’est ça le choix, ça veut dire qu’il manque effectivement une partie de la réponse aux problèmes du pays. Donc pour ça, il faut créer les conditions politiques. Et nous en sommes encore loin puisque déjà des candidatures ont été annoncées : Jean-Luc Mélenchon, [Emmanuel] Macron etc.
Yannick Jadot, le candidat à la primaire écologiste...
Le candidat écologiste, ça fait beaucoup. Puis il y a la primaire socialiste. Donc ça va être le débat, le débat de fond. Et moi je ne résigne pas à autre chose, c’est le fait qu’il y aurait deux gauches irréconciliables. Bien sûr, il y a des divergences.
Théorisées par Manuel Valls justement...
Il y a des divergences. Il faut surmonter ça. Ça ne veut pas dire que ce sera facile. Mais moi, encore une fois, je pense à l’intérêt du pays, et partout on voit en Europe la crise politique avec la montée des populismes. Donc il faut répondre et pas seulement par des réponses de droite, des réponses dures, mais aussi des réponses de gauche.
Lorsque Manuel Valls a déclaré sa candidature hier, il a dit à François Hollande « Je veux dire mon émotion, mon affection » et cette décision de ne pas être candidat est « celle d’un homme d’Etat », « Je veux dire la chaleur de mes sentiments ». Est-ce que cet hommage vous a touché ? Est-ce qu’il vous a paru sincère ?
Je ne veux pas me lancer dans une introspection…
Vous voyez très bien ce que je veux dire au fond. Je vous pose la question de manière plus directe : est-ce que Manuel Valls a contribué à empêcher François Hollande d’être candidat ?
Ça, je crois qu’il faut prendre de la distance par rapport à ça. C’est le temps qui nous permettra d’y voir clair sur ce qui s’est passé réellement. Moi-même, j’ai été Premier ministre donc, je sais dans quelles conditions je suis parti.
Vous-même vous avez été « victime de manœuvres » pour vous mettre un peu à l’écart, auxquelles Manuel Valls n‘était pas étranger...
Je m’en suis déjà expliqué en toute franchise soit dans un film, soit ici même sur votre antenne. D’ailleurs je crois que c’est sur votre antenne que je m’étais exprimé pour la première fois après mon départ de Matignon. J’avais pris du recul. Moi, je ne suis pas du tout dans le calcul et la revanche personnelle. Même si j’ai mes sentiments, j’en ai, et si j’ai une analyse objective aussi sur ce qui s’est passé. Moi ce qui m’intéresse maintenant c’est de me tourner vers l’avenir. Je ne veux pas retourner toujours, ressasser tout le temps. Il y a des gens qui ressassent et quand ils ressassent, ils ne sont plus lucides, ils ne voient plus les problèmes. Moi, je vois les difficultés dans lesquelles nous sommes. Les problèmes du pays, les problèmes de l’Europe et aussi l’incertitude du monde dans lequel nous sommes entrés. Et là, je reviens tout de suite à ma fonction du ministre des Affaires étrangères parce que c’est quand même un vrai sujet. Quand vous avez le Brexit d’un côté, la nouvelle politique russe –on le voit en Syrie-, l’incertitude aussi liée à l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, et la montée des populismes en Europe et le risque pour le projet européen –vous avez vu le référendum en Italie-…
Dans ces conditions, il est important de savoir qui va diriger la France ?
Oui, pour l’instant je vous rappelle qu’il y a un président de la République pour encore cinq mois, qu’il est là jusqu’au bout et qu’il a encore beaucoup de choses à faire.
Avant d’en venir à votre casquette de ministre des Affaires étrangères, d’un mot : est-ce que vous savez d’ores et déjà qui vous allez soutenir ? Je ne vous demande pas qui ? Mais je vous demande est-ce que vous savez qui vous allez soutenir ?
Je vais être très clair. Moi je suis d’abord pour que le débat se fasse de façon très clair et l’intérêt de la primaire, c’est ça. Mais en élargissant le débat aussi à l’ensemble de la gauche, puis je ne donnerai pas de consigne de vote. Je verrai le moment venu. En tout cas, ne comptez pas sur moi pour donner des consignes. Ça, c’est une méthode du passé et je ne veux pas entrer dans cette conception un peu archaïque de la politique où on vient d’en haut donner la consigne : voilà ce qu’il faut bien voter, mal voter etc.
La Syrie. Une nouvelle résolution appelant à une trêve des combats à Alep en Syrie a été rejetée hier soir au Conseil de sécurité des Nations unies. Véto de la Russie et de la Chine : pas question, dit la Russie, de laisser les rebelles laisser reprendre des forces alors que la ville est en voie de reconquête. C’est quoi le constat aujourd’hui ? C’est que la Russie fait ce qu’elle veut, comme elle veut ?
C’est ce que je dénonce depuis des semaines, même des mois. C’est la logique de la guerre totale au côté de Bachar el-Assad parce que Bachar el-Assad mène une politique d’une brutalité inouïe. Je rappelle qu’il y a plus de 300 000 morts, qu’il y a 10 millions de personnes déplacées dont la moitié qui sont des réfugiés. Et la plupart d’ailleurs dans les régions, dans les pays alentour comme la Turquie, la Jordanie et le Liban, mais aussi en Europe. Et cette situation dramatique va encore s’aggraver. La logique de la guerre totale au côté du régime de Bachar el-Assad vise à conquérir la totalité de ce qu’on appelle « la Syrie utile », depuis Damas jusqu’à Alep en passant par Homs, Lattaquié, et pour faire quoi après ? Ce n’est pas seulement la question du maintien ou non de Bachar el-Assad au pouvoir, c’est la question de la paix et de la sécurité dans toute cette région parce qu’Alep, au prix du martyre de sa population va tomber peut-être dans quelques semaines, que la question de la paix sera réglée. La menace de radicalisation, la menace terroriste, la menace de conflits demeurera dans cette région. Donc la voie militaire, la voie de la brutalité qui a été choisie par Bachar el-Assad et ses soutiens, et en particulier la Russie, mène à un chaos durable dans cette région.
Mais ça tout le monde est à peu près d’accord, mais ça continue ?
Et ce chaos menace tout l’équilibre de la région et ne permet pas d’avoir une paix durable dans toute la région, et ne permet pas non plus d’éradiquer ce que nous combattons de toutes nos forces, c’est-à-dire le terrorisme de Daech. Et le terrorisme de Daech, je rappelle qu’il nous menace. La menace terroriste en France n’a pas disparu. Je réunis le 10 à Paris, une réunion des pays amis de la Syrie démocratique, de la transition démocratique.
Une réunion de pays opposés à cette guerre totale en fait ?
Absolument, qui recherchent la solution politique.
Qui y aura-t-il ?
Il y aura les Etats-Unis, il y aura bien sûr l’Allemagne, l’Italie et l’Union européenne avec la France qui seront présents. Puis il y aura aussi l’Espagne, il y aura aussi les pays arabes et la Turquie.
Et qu’est-ce qui peut en sortir ? Une feuille de route ?
D’abord rappeler aux responsabilités pour sauver la population d’Alep sur le plan humanitaire, ça reste toujours notre priorité absolue. Puis en même temps, il faut aussi redire : voilà les propositions que nous faisons pour reprendre la négociation politique, une Syrie qui garderait son unité parce que, partis comme nous sommes avec cette guerre totale dans ce que j’appelle « la Syrie utile », c’est la partition de la Syrie qui se profile. Donc avec le risque que se constitue un « Daechtan », à côté de cette « Syrie utile », un Etat islamique que nous voulons combattre et empêcher, et que par la voie de la radicalité militaire, la guerre totale, utilisée par la Russie, ça ne va pas marcher. Il faut vraiment reprendre la voie de la négociation.
Vous avez dit hier que Fidel Castro était un dictateur qui a porté atteinte aux droits de l’homme et que jamais la France n’avait fait preuve de complaisance à l’égard des atteintes aux droits de l’homme et de la démocratie ? C’était une manière de corriger les propos de Ségolène Royal ?
Oui, bien sûr. Il faut faire attention et trouver le bon équilibre. Le président de la République et moi-même, nous avons fait des déclarations après la mort de Fidel Castro. C’est vrai que Fidel Castro fait partie des personnages de l’histoire, qu’il a aussi été capable de tenir bon et notamment par rapport aux Etats-Unis. Maintenant ne pas dénoncer les atteintes aux droits de l’homme, ne pas dénoncer les atteintes aux libertés, ça serait inacceptable. C’est ce que j’ai rappelé. Ensuite je n’oublie pas non plus la souffrance du peuple cubain qui a subi l’embargo américain. Et la France a toujours dénoncé cet embargo. Aujourd’hui nous sommes entrés dans une nouvelle étape. J’espère qu’elle va pouvoir effectivement se dérouler. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le président Obama a enfin engagé des discussions avec Raul Castro, son frère, donc avec le régime actuel, pour sortir de cette spirale de la fermeture à l’égard de Cuba. Donc il faut donner une chance à Cuba de s’en sortir. Mais le nouveau président des Etats-Unis a dénoncé cette politique. Donc moi, je continue à dire, il faut aller vers la levée totale de l’embargo, permettre à Cuba de se développer, mais aussi veiller à ce que Cuba retrouve la démocratie et la liberté. Le peuple cubain aspire aux deux. Il aspire au progrès et il aspire aussi à la liberté.
Le correspondant de RFI en haoussa, Ahmed Abba, est emprisonné depuis plus de 16 mois au Cameroun, dont trois mois au secret -c’est une affaire que vous connaissez-, dans des conditions qui sont extrêmement difficiles. Il est accusé de « complicité de terrorisme et de non dénonciation ». Le procès s’éternise. La 9ème audience aura lieu demain, mercredi 7 décembre. Et pour l’instant, toujours pas l’ombre d’une preuve, ni d’une accusation précise. Qu’est-ce que fait votre ministère ? Comment suivez-vous, est-ce que vous avez des moyens d’intervenir et de mettre un terme à cette situation ?
Nous défendons ce journaliste qui faisait son travail, nous le savons, et qui est détenu dans des conditions que nous n’acceptons pas. Nous n’avons pas cessé de multiplier les interventions auprès des autorités camerounaises, nous allons encore le faire ces prochaines heures car nous souhaitons effectivement sa libération. C’est exercer le métier de journaliste dans des zones de conflit comme celle-là, et là il s’agit de menaces de Boko Haram, ce n’est pas rien et d’ailleurs dont les Camerounais sont victimes. Il faut s’en souvenir. C’est un travail extrêmement difficile, et je veux rappeler ici le soutien du gouvernement français aux journalistes qui font un travail formidable, ceux de RFI, mais beaucoup d’autres aussi, et parfois au péril de leur vie. Donc il faut le rappeler sans cesse. Et à chaque fois qu’un problème de cette nature se passe, nous intervenons. Il ne s’agit pas de le faire de façon spectaculaire. Moi, mon objectif, c’est d’aider cette personne et être efficace.
L’Agence française du développement (AFD) fête aujourd’hui ses 75 ans. Est-ce que l’Accord de Paris sur le climat crée de nouvelles obligations, de nouveaux devoirs à la France en matière de développement ?
Oui, bien sûr. D’ailleurs, je me suis rendu plusieurs fois en Afrique, pas seulement en Afrique de l’Ouest, mais aussi en Afrique de l’Est, et il y a un défi extraordinaire qui est celui de la transition énergétique. Et il y a une opportunité pour l’Afrique.
Avec un saut d’étape assez incroyable ?
Absolument, je crois qu’il y a un double saut qui peut être fait : le saut technologique du numérique –d’ailleurs on le voit dans un certain nombre de pays, par exemple pour tout ce qui est le paiement, ça se fait par le téléphone portable, donc il y a un saut considérable-, mais il y a aussi la question de la transition énergétique et la faire en utilisant les ressources, en particulier le solaire ou les ressources hydrauliques. Pour cela, il faut aider les projets à se mettre en œuvre. Tout va ensemble. Et la France d’ailleurs a décidé que la moitié de son aide irait pour tous les projets de transition énergétique. Et l’Agence française de développement va voir ses moyens considérablement augmenter. Elle est en cours de réforme. Elle va signer une convention avec la Caisse des dépôts qui permettra d’avoir encore davantage de moyens, et d’utiliser aussi le réseau de la Caisse de dépôts et des collectivités locales dans le cadre de la coopération renforcée. Puis le Parlement vient de voter une augmentation de 360 millions d’euros, à la fois sur la base de ma proposition, parce que je voulais absolument augmenter l’aide au développement, mais aussi l’initiative parlementaire dont je me félicite. Donc on est en train de remonter le niveau de notre aide. C’était mon but quand je suis arrivé dans ce ministère. On va dépasser le niveau qui était celui du début du quinquennat, mais il faut poursuivre car nous sommes à 0,4% de notre PNB et il faut aller vers 0,7 pour se donner vraiment les moyens d’une ambition de solidarité pour le développement.