Le symbole n’a certainement pas été relevé par hasard. Les grenades M79 lancées dans la foule le 22 avril ont été tirées« depuis le camp des 'rouges' derrière le monument RAMA VI », a immédiatement affirmé le Bangkok Post sur son site internet. La statue du roi comme point de départ des grenades meurtrières : un véritable sacrilège dans un pays où le roi est vénéré par ses sujets et considéré comme le protecteur de la nation. Bhumibol Adulyadej, couronné en 1950 sous le nom de Rama IX et actuel roi de Thaïlande n’échappe pas à la règle, même si son absence de la scène politique depuis plusieurs mois est peut-être le principal facteur d’anxiété dans cette crise.
Silence royal
Hospitalisé depuis plusieurs mois, Bhumibol est malade. Bhumibol se tait. La dernière fois que le monarque et la reine se sont exprimés, c’était pour transmettre leurs condoléances aux victimes du séisme du Qinghai en Chine. Pas un mot d’apaisement en revanche vis-à-vis de ses milliers de paysans et d’ouvriers en « chemise rouge » allongés sur des nattes et demandant la démission du gouvernement dans les rues de Bangkok. On est bien loin de 1992 où le monarque convoquait les parties en présence et les appelait à l’unité. On est loin aussi de juin 2006 et des grandes fêtes données en son honneur à Bangkok pour le soixantenaire de son accession au trône. Bhumibol Adulyadej avait alors 78 ans. Il était déjà le plus ancien chef d’Etat en exercice dans le monde et chaque lundi, le jour de sa naissance, les Thaïs étaient invités à porter un T-shirt jaune, symbole d’allégeance à la famille royale. 2006 une année marquante pour le pays puisque ce fut aussi l’année du coup d’Etat de l’armée qui renversa le Premier ministre de l’époque Thaksin Shinawatra accusé de corruption. Ses partisans habillés en rouge défilent encore aujourd’hui dans les rues de Bangkok.
Crise de succession
Rouges contre jaunes, l’histoire n’a guère évolué depuis et « le roi a également sa part de responsabilité, affirme Sophie Boisseau du Rocher, chercheur à l’Asia-centre de Sciences Po. Il est responsable de la crise puisque il n’a pas lui-même nommé de successeur au trône et cela contribue à l’anxiété générale ». Que sera l’après Bhumibol ? Y-a-t-il quelque chose de pourri au royaume de Thaïlande ? Une chose est sûre : le roi n’a plus les moyens d’être le garant de l’intégrité de la nation. La Thaïlande est plus que jamais divisée. Une société bloquée dont le roi contribue à être le verrou par son absence.« Il est dans l’incapacité physique d’intervenir, poursuit Sophie Boisseau du Rocher. Il est vieux, il est malade et il est mentalement déprimé par ces crises à répétition qui fragilisent le royaume ». Quand à la succession, le prince héritier Maha Vajihiralongkorn n’a pas les épaules pour assumer la couronne, estiment une bonne part des observateurs. Plus proche du peuple, la princesse Maha Chakri Sirindhorn serait mieux à même de le faire. Encore faut-il pour cela que la crise de la succession soit réglée.
Pastèques en uniforme
Cette crise révèle aussi les faiblesses de l’armée. Le chef de l'armée thaïlandaise, Anupong Paochinda, a réitéré devant ses chefs de corps son appel à la modération. « Lancer une répression ferait plus de mal que de bien, a déclaré Anupong. De fait, l'armée doit travailler à la prise de conscience et à la compréhension de ce problème par l'opinion publique ». Signe de la persistance de la crise, la grande muette est devenue bavarde. Au lendemain des affrontements du 10 avril qui ont fait 25 morts et près de 900 blessés, le chef des armées avait déjà appelé à la responsabilité des politiques, n’hésitant pas à prôner une solution par les urnes comme le réclame les manifestants dans les rues. Il est vrai aussi que l’offensive du 10 avril pour disperser les manifestants s’est mal terminée et que l’armée a dû assumer la responsabilité de cet échec.
Autre coup dur : le 22 avril, les « rouges » ont réussit à bloquer l’acheminement d’armes dans une gare de province, ce qui a encore contribué à son affaiblissement. Il faut ajouter, enfin, les divisions au sein de la troupe et ces fameux soldats « pastèques » - verts dehors et rouges à l’intérieur - qui pourraient marquer une séparation entre la base, en partie favorable aux « rouges », et le commandement fidèle au palais.