Ce sont des ouvriers de l’industrie textile furieux, armés de bambous et de bâtons qui ont manifesté ce vendredi 26 avril. Ils ont attaqué des usines, renversé des véhicules, brûlé des pneus et essayé de mettre le feu à des magasins. La police a tenté de les contenir en tirant des balles en caoutchouc et des lacrymogènes.
Ces ouvriers étaient d’autant plus remontés qu’ils avaient appris que, la veille de l’accident, certains de ceux qui travaillaient dans l’immeuble s'étaient inquiétés de la présence de fissures dans la structure. Mais ils n’avaient pas été écoutés par leurs responsables, qui leur ont ordonné de continuer à travailler le jour suivant, comme si de rien n’était.
Ce n’est pas la première fois que ce genre d’accident se produit, par contre c’est la première fois que le bilan humain est aussi élevé. Est-ce que le choc sera suffisant pour faire changer la situation ?
Malgré de nombreux accidents, rien n’a changé
En 2005, 73 ouvriers avaient été tués dans l’effondrement d’une usine. Même chose un an plus tard, 18 morts. Même chose en 2010, 25 morts. Et puis, il y a six mois à peine, plus de 100 travailleurs avaient été tués à Dacca quand une usine a pris feu. Le quotidien bangladais New Age parle de 730 morts ces onze dernières années, sans compter les 300 du dernier accident. Et rien n’a changé.
En fait, en trente ans, le pays est devenu le deuxième exportateur de textile au monde, après la Chine, qui d’ailleurs sous-traite aujourd’hui au Bangladesh, parce que les salaires des ouvriers chinois commencent à augmenter, et ceux des Bangladais sont toujours parmi les plus bas au monde. Et si leur journée de travail est censée durer huit heures, les ouvriers travaillent souvent 18 heures, ou pendant leurs jours de congé, car le pays doit rester compétitif.
L’industrie textile au Bangladesh représente 17 % du produit intérieur brut, 3 millions d’employés, et les trois quarts des exportations du pays. Des exportations qui vont en grande partie en Europe et aux Etats-Unis, et qui pourraient tripler d’ici 2020. Les dirigeants hésitent visiblement à deux fois avant d’entreprendre des actions qui risqueraient d’entamer une rentrée d’argent aussi importante pour le pays.
Une législation sans effet
Human Rights Watch estime que « si les gouvernements qui se succèdent depuis des années au Bangladesh parlent "sécurité" aux travailleurs, en réalité ce sont bien les propriétaires d’usines qui ont l’oreille des députés ». Il faut dire qu’un député sur dix possède, lui ou un membre de sa famille, une usine de textile.
De toute façon, les hommes du ministère du Travail chargés de faire respecter la loi sont ridiculement peu nombreux : en juin 2012, ils n’étaient que 18, en comptant les inspecteurs et leurs assistants, pour 100 000 usines recensées dans la région de Dacca.
Et si des peines de prison sont prévues pour ceux qui violent la loi sur la sûreté et l’hygiène des locaux, ces responsables n’écopent que d’amendes dérisoires. Cerise sur le gâteau, les inspecteurs préviennent les directeurs d’usines de leur arrivée, pour garder de bonnes relations avec eux. Information donnée là aussi par Human Rights Watch, qui ajoute que les syndicalistes travaillent dans un environnement très hostile dans le pays, plusieurs responsables sont actuellement poursuivis en justice sur des charges que l'ONG estime mensongères.
Bref, les divers gouvernements bangladais ne sont pas parvenus à faire respecter les règles de sécurité à l'industrie textile, alors qu'ils lui ont quand même donné en vingt ans l'équivalent d'un milliard d'euros, selon le quotidien New Age. Après le dernier accident, le ministre du Commerce a indiqué qu'il allait rencontrer les responsables du secteur, et recommander des mesures sévères - mais on parle toujours plus mesures financières que peines de prison.
Des entreprises étrangères absentes
Le ministre n’a pas prévu d’inviter à cette table d’autres personnes pourtant parties prenantes dans l’industrie textile du Bangladesh et son fonctionnement : les chefs des grandes entreprises occidentales qui commandent ces vêtements. Ainsi, l’incendie en novembre dernier qui a fait 111 morts fournissait-il l’entreprise américaine Walmart ; pour l’accident de ce mercredi, les marques britanniques Primark et espagnoles Mango ont déjà reconnu être liées aux ateliers de confection situés dans l’immeuble. Sur place, un syndicaliste parle de « marques occidentales complices » qui « ferment les yeux sur les pratiques des fabriquants. »
« Les compagnies internationales ont une responsabilité : elles doivent faire en sorte que la sécurité du travailleur soit assurée tout au long de la chaîne de fabrication », estime Human Rights Watch, qui ajoute : « L’ignorance et le coût ne peuvent plus être des excuses pour ces compagnies qui sont les plus grosses au monde. »