De notre envoyée spéciale, Stefanie Schüler
Au salon de la bande dessinée de Denver, le public se bouscule devant les tables des auteurs. Adultes et enfants déguisés en super-héros se fraient un chemin à travers la foule. Un peu à l’écart de ce joyeux brouhaha, un stand, pourtant très sobre, attire l’attention. Sur une bannière, sous la silhouette très graphique de Batman, deux mots s’alignent en bleu et noir : « Aurora Rise ». On aperçoit quelques brochures d’information sur une grande table, derrière laquelle une jeune femme au sourire timide parle aux curieux. Elle s’appelle Megan Sullivan. Le 20 juillet 2012, sa vie a basculé. Ce soir-là, son frère Alex, alors âgé de 27 ans, était allé à l’avant-première du nouveau Batman au cinéma d’Aurora. Alex et 11 autres personnes ont été tuées lors de la fusillade, peu après minuit.
« Un nuage noir nous poursuivra pour le restant de nos jours »
« Pour ne pas sombrer », Megan Sullivan a fondé Aurora Rise, une organisation qui aide financièrement et moralement les familles des victimes et surtout les survivants de la tragédie. « Cela me brise le cœur de devoir le dire ainsi, mais la mort n’est pas ce qu’il y a de pire. J’ai perdu mon frère, je le pleure encore tous les jours. Mais les survivants de la fusillade d’Aurora se battent au quotidien. Beaucoup d’entre eux souffrent du syndrome de stress post-traumatique. Ils ne peuvent pas travailler, ou en tout cas pas à plein temps. Cela pose de nombreux problèmes pour eux et leurs familles. Ces deux dernières années, des mariages ont été brisés, certaines personnes se sont suicidées. Il y a comme une sorte de nuage noir qui nous poursuivra pour le restant de nos jours. »
« Tout le monde se souvient de ce jour »
Pendant que sa sœur récolte des fonds pour son organisation, le père d’Alex, Tom Sullivan, fait du porte-à-porte. En ce beau matin d’automne, cet homme à la stature imposante, chemise à carreaux et cheveux blancs, arpente les rues d’un lotissement de l’Est de Denver. Des cols bleus vivent ici. Les maisons sont simples, les jardins décorés de toiles d’araignées et de têtes de citrouilles de toutes tailles. Halloween approche, les élections de mi-mandat aussi. « Quand je leur dis qui je suis, quand je leur dis ‘Je m’appelle Tom Sullivan, je suis le père d’Alex Sullivan, l’une des douze victimes de la fusillade du cinéma d’Aurora, les visages se figent. Ça les ramène immédiatement en arrière. Tout le monde se souvient de ce jour. »
Tom Sullivan est un ancien syndicaliste aujourd’hui à la retraite. S’il a repris du service dans une campagne électorale, c’est qu’il est porté par une cause. « J’appelle les gens à voter pour le sénateur démocrate sortant, Mark Udall, et pour le gouverneur démocrate sortant, John Hickenlooper », explique-t-il. « Ce sont ces hommes qui ont changé les lois dans le Colorado après la tragédie d’Aurora. Et maintenant il faut tout faire pour que ces lois soient préservées et pas remises en question par certains Républicains qui voudraient les voir disparaître. »
Le Colorado a durci ses lois en matière de contrôle des armes à feu
Les élus à la Chambre et au Sénat du Colorado ont en effet durci les lois après la fusillade d’Aurora. Depuis le 1er juillet 2013, les casiers judiciaires des acheteurs d’armes sont vérifiés et les chargeurs de plus de 15 cartouches sont interdits dans cet Etat de l’Ouest des Etats-Unis. Mais l’opposition essaie de revenir en arrière : deux sénateurs démocrates, qui ont contribué à durcir la loi, ont perdu leur siège après un vote de défiance. Leurs textes sont restés, les réticences au sein de la population aussi. Lors de ses tournées dans les quartiers, Tom Sullivan tente de convaincre les électeurs. « Vous n’êtes pas d’accord avec l’interdiction des fusils d’assaut ? Mais vous savez, le tireur est arrivé dans le cinéma d’Aurora avec un chargeur de cent cartouches. Alex n’a eu aucune chance. Il était vivant et la seconde d’après il était mort. Pourtant nous savons que le moment où le tireur doit changer de chargeur peut sauver des vies », répète-t-il inlassablement. « Les gens pensent qu’on veut leur enlever leur droit de posséder des armes. Or il ne s’agit pas du tout de cela. »
« Mes enfants ont appris à tirer à l’âge de six ans »
A 150 kilomètres au Nord de Denver, Nick Johnson vit dans une ferme au beau milieu de la campagne. Quand on l’interroge sur les nouvelles lois sur le contrôle des armes, il lève les yeux au ciel. En guise de réponse, il nous demande de le suivre. Dans sa cave, il sort une clé de sa poche et ouvre une porte fermée à double tour. Dans la petite pièce se trouvent, bien à l’abri, une quinzaine d’armes à feu. « Nous possédons différents types d’armes », explique-t-il. « Ce que vous voyez là, ce sont plusieurs fusils de chasse pour tirer sur des oiseaux, plusieurs calibres 22 pour des tirs sur cible et pour apprendre aux enfants à utiliser les armes en toute sécurité. Ensuite, il y a plusieurs grands fusils que mon fils et moi utilisons pour chasser l’élan, et puis j’en ai un autre pour abattre les coyotes ». Que les enfants apprennent à se servir des armes lui semble non seulement naturel, mais nécessaire. « Je leur ai appris dès qu’ils avaient six ou sept ans. C’est important qu’ils sachent les utiliser. »
« Les nouvelles lois ne résolvent rien »
De retour dans sa cuisine, Nick Johnson se sert une tasse de café et s’installe au soleil sur une marche devant sa maison. « Je suis contre les nouvelles lois », déclare-t-il en soufflant sur le café fumant. « Je suis contre parce qu’elles ne résolvent rien. Les démocrates feraient mieux d’appliquer les lois déjà existantes sur la question. Mais au lieu de ça, ils rajoutent de nouveaux textes qui ne font qu’affecter des propriétaires responsables d’armes, comme moi. D’acheter et de posséder des armes et de m’en servir fait partie de mes droits fondamentaux qui sont garantis par la Constitution américaine. Je n’aime pas que des hommes politiques empiètent sur mon droit et ma liberté individuelle. »
Le discours de Nick Johnson est très répandu dans le Colorado et soutenu par les lobbyistes pro-armes qui appellent, eux aussi, à la mobilisation des électeurs. Ainsi, les Rocky Mountain Gun Owners mettent en une de leur site internet une liste de candidats qui défendent, selon l’organisation, « des positions sans compromis » sur le port d’armes dans le Colorado. Cette organisation n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pourtant, dans les rangs des traditionnels défenseurs du deuxième amendement de la Constitution américaine, certains commencent à se poser des questions.
« Quelque chose ne va pas dans notre pays »
Dans un café du centre-ville de Denver, une jeune femme engage spontanément la conversation. Samantha Fernandez a grandi avec les armes à feu. Comme les enfants de Nick Johnson, elle a appris à tirer quand elle était encore petite fille. « Tous les étés, on partait faire du camping. Les feux de camps et la pêche en faisait partie, tout comme les exercices de tirs sur des cibles en pleine nature. Mon frère et moi, on adorait ça. Ce sont de très bons souvenirs », raconte-t-elle. Après une courte hésitation, elle poursuit : « Mais quand même, toutes ces fusillades qui ont lieu dans nos villes, dans nos écoles, dans des lieux publics comme à Aurora, ça fait réfléchir. Il y a quelque chose qui ne va pas dans notre pays. »
C’est ce genre de paroles qui redonnent espoir à Tom Sullivan. Malgré la polarisation évidente de la société américaine au sujet des armes à feu, ce père pense que le dialogue est possible. « Les armes ne doivent plus être un sujet tabou dans nos conversations. On peut se parler. Et une fois qu’on se sera parlé on se rendra compte que nos positions ne sont pas si éloignées que ça », estime Tom Sullivan avant de conclure : « De toute façon, je n’ai plus rien à perdre. On m’a pris mon fils. Donc ce débat prendra le temps qu’il faudra, mais je serai là, dehors, pour faire en sorte que ce qui est arrivé à ma famille n’arrive plus à quelqu’un d’autre. »