C’est une scène cruelle qui se passe dans un champ de coton dans le sud de l’Amérique profonde et qui révèle toute la dimension historique du film. Un enfant de cinq ans entend comment sa mère est violée par le propriétaire de la plantation. Quand le père cède aux demandes de son fils et adresse enfin la parole au propriétaire blanc, il est froidement tué d'une balle dans la tête, pour rappeler à tous les Noirs qu’ils n’ont aucun droit. Le père n’est pas encore enterré par la mère devenue muette, que le fils est déjà appelé à devenir « nègre de maison » pour servir la soupe à la même famille. Du début jusqu’à la fin, le conte de fée du Majordome passe par la tragédie des Noirs.
Sa vie traverse toute l’histoire de la ségrégation
Inspiré parfois très librement par l’histoire véritable d’Eugene Allen, déterrée par le Washington Post lors de l’élection de Barack Obama en 2008, le majordome, dans le film de Lee Daniels s’appelle Cecil Gaines. Interprété avec brio et retenue par Forest Whitaker (Denzel Washington avait décliné le rôle), Eugene Allen a écrit à sa façon l’histoire de son pays.
Sa vie traverse toute l’histoire de la ségrégation et des luttes pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis. Sa fonction et son lieu de travail le transforment en observatoire privilégié de la société et des présidents les plus puissants du monde.
Le simple fait de servir la soupe ou le thé lui ouvre toutes les portes de ce lieu du pouvoir et parfois aussi les cœurs des présidents qui habitent à tour d’élections successives la Maison Blanche : Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Ford, Carter, jusqu’à prendre sa retraite sous Reagan en 1986. C’est l’histoire de l’Amérique qui défile à l’écran.
Le royaume de Cecil Gaines s’étend des cuisines jusqu’aux bureaux et salons de la Maison Blanche, mais dès l’enfance il a intégré les règles d’or destinées aux Noirs de ce pays, qui le suivra des champs de coton jusqu’àses fonctions de majordome de la présidence : « Fais comme si tu n’es pas là. Reste à ta place. Il faut servir, ne rien voir, ne rien dire. »
Lee Daniel, le gardien de la mémoire noire
Né en 1959, le réalisateur Lee Daniel a lui-même subi la ségrégation raciale dans son enfance. Dans le film, sur une musique qui va de Mozart à James Brown, il entrecroise l’histoire personnelle de la famille afro-américaine de Cecil Gaines avec l’histoire politique du pays, rythmée par des images d’archives impressionnantes. Ce n'est pas toujours très subtil, mais efficace, quitte à perdre l’équilibre de l’Histoire. Parfois, le film donne l’impression que ce ne sont pas les décisions des présidents qui ont été décisives pour le progrès des droits civiques, mais les tragédies familiales du majordome.
Cecil Gaines apprend-il que son fils Louis a été agressé, humilié et jeté dans la prison après avoir participé à un sit-in au bar d’un coffee-shop réservé aux Blancs ? Alors, le président Eisenhower - sobrement incarné par Robin Williams - décide enfin d’envoyer des militaires pour que des élèves noirs puissent entrer au lycée central de Little Rock. Kennedy veut abolir la ségrégation raciale dans les Etats du Sud ? Oui, mais avant, il avait discuté avec Cecil Gaines et partagé sa peine. Parce que c’est en servant le thé à Kennedy que Gaines a vu à la télévision que « le bus de liberté », pris par son fils aîné engagé dans le mouvement des Black Panthers, avait été incendié par les cagoulés du Ku Klux Klan.
Cecil Gaines perd son fils dans la guerre du Vietnam ? Alors le président Johnson devient si impopulaire qu’il renonce à se représenter en 1968. Et qui sait : le Barack Obama en larmes devant Le Majordome de Lee Daniels entrera peut-être aussi dans les manuels de l’histoire comme élément décisif d’un engagement militaire en Syrie…
« Je me bats pour mon pays »
Les moments les plus touchants du film sortent des contradictions dans la vie personnelle de Cecil Gaines. Lui qui avait vécu l’horreur et l’injustice absolues dans son enfance voulait protéger ses deux enfants en les empêchant de s’engager pour les droits des Noirs. Ce n’est pas son fils aîné militant et supporter de Martin Luther King, qui paiera le prix, mais son fils cadet Charlie, obéissant, qui s’enrôle dans l’armée américaine pour la guerre de Vietnam : « Je ne combats pas mon pays, mais je me bats pour mon pays » dit-il à son frère.
Il y a aussi des histoires amusantes, par exemple quand Ronald Reagan (qui défend bec et ongles le régime d’apartheid en Afrique du Sud) lui accorde la première augmentation de salaire pour le personnel noir de la Maison Blanche. Le seul moment un peu croustillant qui sort de ce voyage dans les coulisses est quand Reagan lui demande en cachette de transmettre des enveloppes d’argent à des « amis ». Mais les « révélations » s’arrêtent là. Le Majordome de Lee Daniels reste extrêmement « White-House-friendly », très loin des révélations explosives de l’ancien majordome de Liliane Bettencourt en France.
Néanmoins, Lee Daniels réussit l’exploit de raconter la vie d’une famille afro-américaine du point de vue des Noirs et d’une façon emblématique pour toute une nation. Une denrée rare dans le cinéma hollywoodien. Que pour cela le film est déjà un candidat sérieux aux Oscars.
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Le Majordome, de Lee Daniels, avec Forest Whitaker, Oprah Winfrey, Mariah Carey, Jane Fonda, Lenny Kravitz, Vanessa Redgrave, Robin Williams…