Interview de Vincent Michelot, spécialiste des Etats-Unis, professeur à l’IEP (Institut d’Etudes Politiques) de Lyon
RFI : Les attentats contre le World Trade Center, c’était il y a 9 ans. Est-ce que le traumatisme du 11-Septembre est encore vif, présent pour tous les Américains, près d’une décennie maintenant, après les faits ?
Vincent Michelot : Absolument. Et c’est un traumatisme qui s’est traduit par d’énormes changements dans le système politique américain, dans le discours. Et depuis l’Europe on a souvent tendance à sous-estimer le poids des attentats du 11 septembre, à la fois dans la mémoire collective américaine et à la fois dans les politiques publiques, mais aussi dans la diplomatie des Etats-Unis.
RFI : Est-ce-que ça concerne vraiment tout le monde, c’est-à-dire, un Américain de New York au fin fond du Nevada ?
V.M : Oui, parce que, en quelque sorte, New-York est une ville symbole. De la même façon que Washington a été frappé lors des attentats du 11 septembre. Il faut rappeler que le président Obama, par exemple, qui s’exprime aujourd’hui au Pentagone, a été l’une des cibles des attentats du 11 septembre, et on sait tous que le Congrès des Etats-Unis était visé justement par l’avion qui s’est écrasé en Pennsylvanie.
RFI : Comment est-ce qu’aujourd’hui la mémoire de ces attentats est-elle transmise aux jeunes générations ? Est-ce que, par exemple, on en parle dans les écoles ou les lycées ?
V.M : Oui. Les Etats-Unis sont un pays qui entretient une culture mémorielle très, très forte. Qui est en quelque sorte, inversement proportionnelle à la durée de son histoire, et il y a une véritable culture de la commémoration, que ce soit dans les écoles ou dans tous les lieux que sont les églises ou encore les universités, il y a une très forte mémoire de ces attentats. Même auprès d’une jeunesse qui ne les a pas connus directement.
Mais on rappellera d’autre part, qu’il s’agit aussi d’attentats qui ont suscité une nouvelle forme de culture mémorielle, qui est celle des blogs, des sites internet, qui se sont multipliés pour, justement, célébrer et mémorialiser ces attentats.
RFI : Cette année il y a un contexte assez particulier : le cas du pasteur intégriste qui a menacé de brûler des exemplaires du Coran et toute la polémique autour du projet de construction d’un centre culturel islamique près du site de Ground Zero. Est-ce que pour vous, on a là, des signes de la montée de l’islamophobie aux Etats-Unis ?
V. M : Pas véritablement, en fait. On a simplement l’idée qu’à chaque fois qu’on commémore un événement, c’est comme écrire l’histoire. On écrit toujours l’histoire du temps présent. Ici, on commémore le 11-Septembre dans le cadre d’une campagne électorale particulièrement virulente et qui a commencé à prendre une tonalité fort déplaisante, dès l’été 2009. Et dans cette rhétorique on entend, par exemple, que le président Obama ne serait pas un chrétien et on sait que 30 % environ des Américains pensent qu’il est, soit musulman soit qu’il n’est pas véritablement chrétien. Et le débat sur la mosquée à New York, ce projet délirant et débile du pasteur Terry Jones de brûler des exemplaires du Coran, deviennent des points de fixation, dans un cadre de campagne électorale qui est particulièrement violent et porte sur des questions culturelles et sur le rapport entre le religieux et le politique, tel qu’en témoigne, par exemple, la grande manifestation il y a une quinzaine de jours, du prédicateur de Fox, Glenn Beck.
RFI : Donc pour vous c’est vraiment le contexte politique, pour l’instant, qui avive toutes ces tensions ?
V. M : Absolument. De fait, même au début de l’été on lisait encore dans le New York Times et dans les autres grands journaux, et même dans les sondages des différents instituts, une certaine forme de progrès vis-à-vis des musulmans aux Etats-Unis. Et puis c’est vrai que l’été a été absolument terrible pour eux. Dès lors que ce débat sur la mosquée a commencé à déraper, notamment à l’initiative d’une grande figure de la politique américaine qui est Newt Gingrich, qui a été le porteur, le leader de la majorité républicaine à la Chambre des représentants à partir de 1994, qui est à l’origine d’une des grandes révolutions conservatrices américaines, et lorsque des figures importantes du politique américain prennent l’initiative de dénoncer en des termes extrêmement virulents la construction potentielle d’un centre culturel et non pas strictement d’une mosquée, à proximité et non pas sur les ruines de Ground Zero, on voit à quoi on s’expose en termes de dérapage.
RFI : Et ce ressentiment à l’égard des musulmans, ça concerne tous les musulmans, ceux de l’extérieur et de l’intérieur ou juste ceux de l’extérieur ?
V. M : Evidemment, ce ressentiment est essentiellement tourné vers les musulmans de l’intérieur, puisque les musulmans de l’extérieur sont une espèce de menace très théorique désincarnée. Alors qu’ici, on voit ces points de fixation que sont la présence de mosquées. Et on voit en quelque sorte, qu’on a là véritablement un phénomène qui est très américain, malheureusement, mais aussi un phénomène européen. On rappellera qu’on est en période de crise économique très forte et que chacune des crises économiques que les Etats-Unis ont traversées a été l’occasion de la désignation de boucs-émissaires. Ça a été les catholiques, ça a été évidemment les juifs. Et là, dans cette crise économique que traversent les Etats-Unis, qui est très forte depuis 2008, les musulmans, encouragés en quelque sorte par ce débat sur la véritable nationalité et la véritable religion de Barack Obama, ce débat a été encouragé par cette rhétorique qui se fixe sur la personne de Barack Obama.
RFI : Cette minorité musulmane aux Etats-Unis, c’est une toute petite minorité. On parle d’1 % de la population.
V.M : Oui, tout à fait. Et d’une part c’est une minorité qui représente 1 % de la population, d’autre part si on fait la comparaison avec l’Europe, les musulmans américains sont bien mieux intégrés qu’ils ne le sont dans beaucoup des grandes villes françaises ou européennes. Mais simplement, on est là, dans l’irrationnel, dans le symbolique, et absolument pas dans une forme de rationalité. Parler dans la même phrase de Terry Jones, Newt Gingrich, de Sarah Palin et de la rationalité, c’est faire injure à Descartes.