France: il faudra «de la créativité pour apaiser la colère» du Maroc

Le Maroc a suspendu sa collaboration judiciaire avec Paris. Rabat proteste en fait parce que le patron du contre-espionnage marocain a été convoqué par un juge parisien. Une ONG a porté plainte contre lui pour torture et complicité de torture. Kader Abderrahim est maître de conférences à Sciences Po, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques.

RFI : C’est la première fois depuis 1981 que la coopération judiciaire est ainsi suspendue. L’osmose entre Paris et Rabat est-elle vraiment mise à mal ?

Kader Abderrahim : En tout cas la tension diplomatique qui s’était faite jour il y a une dizaine de jours et dont on pensait qu’elle allait très vite se résorber, semble au contraire se renforcer avec ce nouvel épisode et cette nouvelle montée en tension. Les Marocains manifestent par là qu’ils ne sont vraiment pas contents du sort qui a été réservé au directeur général du contre-espionnage marocain et les usages diplomatiques n’ont pas été respectés.

Toutefois, je ne pense pas que cela va mettre à mal durablement ou bouleverser cette relation quasi idéale entre les deux pays. Il va falloir que les diplomates fassent preuve de beaucoup de créativité, de subtilité, pour apaiser la colère des Marocains et surtout, du côté français, trouver des explications pour comprendre ce qui s’est passé effectivement il y a dix jours, lors de la visite de la police à la résidence de l’ambassadeur du Maroc en France.

Justement, selon vous, pourquoi la France s’en est prise ainsi au patron du contre-espionnage ?

Il y a toujours eu avec le Maroc comme avec d’autres pays, notamment avec l’Algérie, des questions sur les droits de l’homme qui n’ont pas toujours été – c’est le moins que l’on puisse dire – la préoccupation principale de ces régimes. Il faut quand même reconnaître que depuis l’accession au trône de Mohammed VI, les choses se sont considérablement améliorées, même s’il y a encore aujourd’hui des dépassements, des dérapages, qui sont absolument inadmissibles et dont les auteurs doivent être sanctionnés. Mais j’ai la sensation que c'est le fait de dérapages et de dépassements individuels plutôt qu’une politique comme ça avait été très longtemps le cas au Maroc.

Mais on a quand même le sentiment que toutes ces questions de torture restent un tabou.

Oui, enfin, ce n’est pas un tabou puisqu’on en parle, et y compris au Maroc. D’ailleurs, la presse ne manque jamais une occasion d’attirer l’attention ou de faire état de dérapages quand ils sont avérés et qu’ils ont des témoignages fiables. Donc, on ne peut pas dire que ce soit un tabou, mais c’est un sujet compliqué, difficile. Alors, je ne sais pas si monsieur Hammouchi est directement impliqué ou concerné par ces actes de torture. Est-ce qu’il a participé ? Est-ce qu’il a assisté à des actes de torture ? Il faudra faire la lumière là-dessus. Mais, en tout cas, en tant que directeur général de la surveillance du territoire, il est la personne morale qui a la responsabilité des dépassements qui sont faits sous ses ordres. Donc, effectivement, on comprend que l’ACAT, l’Association catholique pour l’abolition de la torture, ait été dans son rôle en portant plainte contre lui. Maintenant, reste à déterminer – je crois qu'il faut être extrêmement prudent – s'il est directement impliqué ou non.

Rabat est extrêmement fâché. Est-ce que le récent rapprochement de François Hollande avec le voisin algérien joue également un rôle dans cette crise diplomatique ?

Des crises entre l’Algérie et le Maroc il y en a constamment. C’est devenu quasiment chronique ces derniers mois. Surtout, je pense que l’affaiblissement politique de l’entourage du président Bouteflika, les tensions internes au sérail en Algérie, ont provoqué des réactions à l’intérieur du régime algérien, qui font que cette carte de tension diplomatique est toujours savamment utilisée et c’est la manière de détourner l’attention sur les vrais problèmes.

Ceci étant, il y a une réalité depuis presque quarante ans maintenant qui empoisonne les relations diplomatiques entre les deux pays et qui empêche l’intégration maghrébine :  c’est cette question du Sahara. Après tout, le fond du problème est là depuis maintenant quarante ans et depuis le début de cette brouille diplomatique.

Donc, est-ce qu’on va continuer comme cela, à jouer avec l’avenir de 100 millions de Maghrébins, alors qu’on voit que personne, ni le Maroc ni l’Algérie, individuellement ou dans une relation y compris privilégiée avec la France ou l’Europe, ne parvient à réussir son décollage économique ? C’est toute la question qui est posée. Visiblement, ni l’un ni l’autre ne parviennent à trancher cette question. Et le rapprochement amorcé sous la présidence de Nicolas Sarkozy et qui se renforce aujourd’hui avec François Hollande, ne prendra jamais la tournure de cette relation privilégiée, stratégique, qu’il y a avec le Maroc. Donc l’Algérie est évidemment un élément central sur le continent africain et au Maghreb. C’est comme le nez au milieu de la figure. On ne peut rien faire sans l’Algérie. Pour autant, je crois qu’il ne faut pas tout accepter sur le plan diplomatique et sur le plan moral.

A re(lire) : France-Maroc: plaintes et vexations en cascade

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