Robert Solé : Cela va demander quelque temps avant que les tensions soient apaisées. Tout va dépendre maintenant de la gestion de ce calendrier et tout va dépendre aussi de l’attitude de l’armée. En Egypte, elle est une institution très puissante. Puissante économiquement d’abord, c’est une institution qui est crainte qui est respectée même si depuis la chute de Moubarak il y a deux ans et demi, son image change un peu. C’est une institution qui est familière aux Egyptiens, qui est omniprésente dans le paysage depuis 60 ans, depuis que des officiers ont pris le pouvoir en Egypte pour renverser la monarchie et ont baptisé ce coup d’Etat « Révolution ».
RFI : Acteur politique, mais aussi rouage essentiel de l’économie égyptienne ?
L’armée est une puissance économique. Elle possède des usines, des cimenteries, des fabriques de pain, des hôtels, d’immenses domaines. L’armée est vraiment une puissance économique qui est capable de fournir aux Egyptiens de l’essence, de fournir de l’électricité. Elle est vraiment une partie importante de l’économie nationale, avec un budget qui est équivalent à celui de l’Education nationale et un budget totalement opaque. C’est-à-dire que personne ne le contrôle à part l’armée elle-même.
Comment les militaires égyptiens sont-ils parvenus à s’immiscer dans des secteurs qui à priori leur sont totalement étrangers ?
Les militaires, notamment des généraux à la retraite, sont nommés à la tête des entreprises publiques en Egypte. Donc, il y a déjà pas mal d’anciens militaires passés au civil, qui ont des activités économiques, des activités bancaires, des activités industrielles, touristiques, etc. C’est une des raisons qui explique la présence de l’armée dans des secteurs où, logiquement elle n’aurait pas sa place.
Alors ces activités ont un impact social : les industries qui tournent avec l’argent des militaires font travailler des millions de personnes. Est-ce un élément à prendre en compte dans le rapport de force auquel on assiste en ce moment, entre d’un côté les Frères musulmans et de l’autre leurs adversaires qui avaient appelé la semaine dernière à l’éviction de Mohamed Morsi ?
Entre ces deux camps, l’armée était un arbitre jusqu’à ces derniers jours. Un arbitre qui se tenait comme d’habitude en coulisse. Mais l’armée a décidé d’entrer en scène. Elle a choisi son camp, elle a choisi les anti-Frères musulmans, les anti-Morsi, et peut-être l’a-t-elle fait un peu trop vite, d’ailleurs. Elle aurait peut-être pu attendre que le mouvement d’opposition fasse tomber le pouvoir. Mais l’armée a estimé que la situation ne pouvait plus durer, qu’un chaos était en train de s’installer dans le pays, et elle a pris le risque d’intervenir et d’entrer en scène et d’être au premier plan, d’être aux manettes.
Est-ce que cela signifie qu’elle se soit mise à dos une partie de la population égyptienne ?
C’est plus compliqué que ça, parce que la population égyptienne a vis-à-vis de son armée un rapport extrêmement étroit. La plupart des hommes en Egypte ont fait leur service militaire. Seuls en sont dispensés les garçons uniques dans les familles. Ce service militaire a, pour certains d’entre eux, été très long, trois ans par exemple, à la fin des années 60, quand l’Egypte était en guerre contre Israël. Et puis l’armée a toujours été, en tout cas depuis les années 1930, un ascenseur social. Depuis 1936 très exactement, l’académie militaire a été ouverte aux enfants de la petite bourgeoisie, aux enfants modestes. C’est comme ça d’ailleurs que des hommes comme Nasser ou Sadate ont pu devenir officiers. Et donc cette armée est très proche des gens. Et puis elle a un certain prestige, non seulement d’avoir fait le coup d’Etat 1952 – la Révolution 52 –, mais d’avoir en 1973, au cours de la guerre « d’octobre » comme on l’appelle en Egypte ou de la guerre du « Kippour » comme on dit en Israël, d’avoir réussi à traverser le canal de Suez.
En dépit des évènements de ce lundi, l’armée peut-elle rester populaire ?
L’armée va tout faire pour empêcher le chaos. Elle n’avait aucun intérêt à provoquer un bain de sang. On ne connaît pas encore les circonstances exactes de cette affaire dramatique, terrible pour les victimes d’abord, et puis pour la situation en Egypte. Mais l’armée n’a pas intérêt, évidemment, à se mettre à dos une partie de la population égyptienne.