RFI : En Egypte, est-ce que les militaires ont sous-estimé la résistance des Frères musulmans ?
Mohamed-Ali Adraoui : Non, dans la mesure où les militaires ont, notamment par l’intermédiaire du général Sissi, qui est aujourd’hui l’homme fort de l’Egypte, essayé, après avoir destitué les Frères musulmans par notamment le président Morsi, de mettre en place un certain nombre de structures comme le Conseil de réconciliation nationale pour essayer de limiter les dégâts. Mais il était relativement clair que les Frères musulmans n’allaient pas se laisser voler leur présidence sans rien faire dans la mesure où le président Morsi a été élu démocratiquement il y a un an. Aujourd’hui, certes la contestation et les revendications populaires sont extrêmement grandes, mais du côté des Frères musulmans, notamment de l’entourage proche du président Morsi, il y a la volonté claire de ne pas se laisser dominer par l’armée. C’est pour cela qu’on assiste depuis plusieurs jours à un certain nombre de violences dans la rue, encore plusieurs dizaines de morts depuis hier dont, paraît-il, un enfant de sept ans. Encore des combats et des tensions croissantes autour de la garde militaire. Tout cela était assez prévisible dans l’ensemble.
Que signifie véritablement l’appel des Frères musulmans au soulèvement ?
Il faut faire la différence entre deux choses : tous les Frères musulmans aujourd’hui ne sont pas favorables à une montée des périls, à une tension croissante. Nous avons tous à l’esprit le scénario algérien dans la mesure où, au début des années 1990, le Front islamique du salut, le FIS, avait gagné les élections législatives et les généraux algériens cette fois-ci avaient décidé de mettre fin au processus électoral. Nous avons des déclarations depuis quelques jours qui sont interprétables dans le sens d’une plus grande radicalité notamment violente. Mais vous avez également des Frères musulmans qui, aujourd’hui, appellent à des manifestations de type pacifique dans la mesure où, n’oublions pas, que le jeu politique est encore très ouvert dans la mesure où on sait qu’il va y avoir des élections très certainement dans quelques mois. Aujourd’hui, il y a un débat au sein des élites des Frères musulmans, des dirigeants. Une partie a véritablement l’impression d’être flouée. N’oublions pas que l’armée essaie depuis quelques jours de mettre la main sur certains dirigeants de la confrérie. Elle leur a interdit, par exemple, de voyager, d’aller dans les aéroports, de quitter le territoire. Le président Morsi, lui, est toujours détenu. Mais vous avez également des personnes qui essaient de mettre une forme de pédale douce dans la contestation, dans la mesure où elles ont parfaitement conscience qu’il ne faut pas ajouter de la tension à la situation extrêmement grave que vit l’Egypte depuis plusieurs jours.
Tensions aussi au sein même des Frères musulmans. Le siège de leur parti a été fermé ce matin sur décision des autorités égyptiennes qui disent avoir découvert des armes. Est-ce qu’on va, selon vous, assister à une sorte de chasse aux sorcières au sein de la confrérie ?
Elle a déjà commencé en grande partie. Outre le fait que c’est un parti politique, qui a un bras politique par l’intermédiaire du Parti de la liberté et de la justice, le PLJ, c’est également un mouvement politique de masse, une idéologie de masse qui a depuis plusieurs années un certain nombre de milices qui exercent une autorité sur un certain nombre de groupes armés, on l’a vu ces derniers mois. Ces groupes constituent une raison pour laquelle l’armée a essayé de court-circuiter l’autorité grandissante des Frères musulmans depuis l’élection de Morsi, et même avant. Il est vrai qu’on peut s’attendre à ce qu’il y ait une forme d’emprise croissante d’arrestations, de violences contre les Frères musulmans. Le siège des Frères musulmans a effectivement été fermé. Un certain nombre de leaders font l’objet tout simplement d’un mandat d’arrêt. On pourrait citer un certain nombre de personnes comme Khaïrat al-Chater et d’autres personnes. Aujourd’hui, la crainte est bien que le parti entame un bras de fer à l’encontre de l’armée qui est à la tête de l’Egypte et sans lequel on ne peut pas comprendre cette grave crise politique.
Sur le plan politique, on a aussi assisté à un véritable cafouillage, loin d’être fini, avec la vraie fausse nomination de Mohamed el-Baradei au poste de Premier ministre. Nomination rejetée par les salafistes d’al-Nour. Qui aujourd’hui tire les ficelles ?
Très clairement, c’est toujours l’armée. Le pouvoir aujourd’hui est entre les mains des dirigeants du Conseil suprême des forces armées. Ce qu’on a du mal à comprendre, c’est le passage d’une phase de contestation, de protestation populaire à une phase de représentation de cette contestation. Nous avons vu qu’il y avait plusieurs millions de personnes qui étaient prêtes à en découdre ou du moins à montrer leur hostilité à l’égard du président Morsi et des Frères musulmans. Mais ça ne veut pas dire que l’opposition est un parti politique, ça ne veut pas dire que l’opposition est unie. Les salafistes d’al-Nour sont très circonspects par rapport à la violence qui se déchaîne en Egypte, au Caire par exemple et ailleurs. Et ils ne veulent pas de quelqu’un comme el-Baradei qui, pourtant, était cité comme jusqu’à encore récemment comme la personne qui pouvait cristalliser une forme de consensus de la population égyptienne et de l’opposition égyptienne. Là en fait, on passe à une deuxième phase. Les questions qui restent en suspens sont : est-ce que l’armée va jouer le jeu du passage à témoin vers un pouvoir civil ? Est-ce que les différents acteurs de la protestation – les laïcs, certains mouvements jeunes, par exemple Tamarod, ce mouvement rébellion, cette plate-forme civique qui avait décidé de s’opposer au pouvoir des Frères musulmans, des salafistes et d’autres mouvements - vont parvenir à s’organiser dans le cadre d’une transition qui se complique et qui fait de l’Egypte une société extrêmement tendue ? Ca ne veut pas dire que le pire est à venir, bien évidemment, mais les tensions sont claires et il revient aux Egyptiens de trouver les solutions les plus pacifiques pour sortir de la crise.