De notre correspondante au Nigeria,
«C’est dingue, on est passé d’un extrême à l’autre! ». Les yeux levés au ciel, son vieux cellulaire en main, Okeychukwu s’avoue dépassé. «Avant, il fallait se déplacer pour parler à quelqu’un», ironise ce financier fraîchement revenu au pays après quinze années passées à New-York. «Aujourd’hui, à la moindre rencontre, on me lance : donne moi ton PIN pour que l’on se PING!...» On décode : le PIN ? C’est le numéro personnel de la messagerie BlackBerry. Le PING ? Le signal qui lui est associé. Des acronymes passés dans le langage courant aussi vite que les Nigérians ont adopté le smartphone mis au point par le groupe canadien Research-In-Motion (RIM).
Au cours des douze derniers mois, le marché du BlackBerry, alias le «BB», a explosé avec près d’un million et demi d’utilisateurs au Nigéria. Des aficionados qui se connectent sur Facebook ou Twitter, surfent sur le Net et surtout chattent en permanence via BBM, la messagerie instantanée du mobile. «C’est le gros atout du téléphone, explique Rotimi Ogunkoya Doherti, revendeur à GSM House sur Victoria Island. En plus d’être un engin relativement robuste, le système BBM permet une communication sécurisée. Si vous possédez le numéro PIN d’un autre utilisateur, vous pouvez chatter, c’est discret et les informations échangées sont cryptées, donc difficiles à pirater». Effet imparable au pays des scams et autres arnaques internet.
Symbole social
Le BlackBerry a supplanté les autres smartphones et envahi l’espace public. Posé en évidence sur les bars et les tables des restaurants ou collé aux mains des demoiselles de la place, il rythme les conversations à coup de PING ! Et même si le gadget reste onéreux -compter 35 000 nairas (environ 150 euros) pour le modèle bas de gamme neuf, 20 000 nairas (90 euros) pour un de seconde main sur le marché parallèle - chaque Nigérian se damnerait pour l’avoir. Car plus qu’un téléphone, le BlackBerry c’est tout un symbole social, celui de l’appartenance à une classe. Celle de l’Oga, le patron, en langue Yoruba.
«Il y a beaucoup de paraître», confirme la Sud-Africaine Michèle Scalon, directrice de Indian Atlantic Telecom, un cabinet de conseil. «On estime que seule la moitié des détenteurs de BlackBerry sont abonnés au service de messagerie. Les autres le trimballent de manière ostentatoire pour montrer qu’ils appartiennent à l’élite».
Une tendance que les quatre opérateurs GSM comptent bien enrayer. Afin de séduire la classe moyenne et les jeunes, ils multiplient les offres en prépayé permettant un accès messagerie à la journée, à la semaine ou au mois. Et ça fonctionne. Aliou, un gardien en a fait son parti. «C’est illimité, dit-il. Au final, cela revient bien moins cher que d'appeler». Alors je jeune homme, s’en donne à cœur joie et chatte. Encore et encore.
Rendez-vous pris au Freedom Hall, le rendez-vous de la scène artistique underground. La soirée «micro-ouvert» bat son plein. Chacun y va de son poème ou de sa chanson. Ni pupitre, ni papier. Le BB fait office de support textuel. «Avant de commencer, juste un petit mot, clame devant l’assemblée Omotola, écrivain en herbe. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais je suis une « CrackBerry head» et pendant cette panne de trois jours chez RIM (début octobre, ndlr), je me suis sentie bien seule sans BBM». Applaudissements dans la salle. Nuée de téléphones à bout de bras. Alors dingo de l’engin les Nigérians ? «Oui c’est clair», admet, Yvonne, jolie «fashionista» du petit écran. «Difficile de faire autrement, se justifie-t-elle. Tout ou presque passe par BBM: les textes religieux, les chroniques d'enlèvements, les lieux à éviter pour cause d’embouteillages, les offres d’emplois, les sorties d’album, les actus...»
De la veille électorale à la drague
Chacun communique aussi avec la diaspora outre-Atlantique. A l’occasion de l'élection présidentielle d’avril 2011, un groupe de jeunes avait même mis en place un logiciel gratuit permettant de faire une double vérification du comptage des voix dans les bureaux de vote. Quoi d’autre? La drague, bien sûr. On change sans arrêt sa photo de profil, histoire de se faire complimenter par un admirateur alerté. Dans les boîtes de nuit de Lagos, les filles de joie se prennent en photo dans des positions osées. Aussitôt fait, aussitôt mis en ligne. On accroche le client comme on peut. Même à distance? «Bien sûr, ça marche», confie une demoiselle, la poitrine à l’étroit dans son corset, «certains se laissent tenter et viennent nous rejoindre».
Une frénésie que résume bien la production nollywoodienne (Ndrl, le Hollywood nigérian) «Blackberry Babes» (BBB). Sorti des studios Simony en mars 2011, le feuilleton met en scène un groupe d’étudiantes dont les relations sociales sont fondées quasi exclusivement sur l’usage du BlackBerry. Incapables de se procurer le gadget dernier cri, les demoiselles s’en remettent à quelques hommes riches en échange de petits services coquins. Dialogues cocasses, parfois hilarants. Avec, en filigrane, le décryptage d’une société où les nouvelles technologies transforment peu à peu le lien social. Parfois à l'extrême. «On atteint le sommet de l’absurde, regrette Bayero Agabi, journaliste spécialiste des NTIC. Désormais, il est fréquent de voir deux personnes assises à une table. A priori pour discuter. En réalité, elles sont toutes les deux plongées dans leur téléphone, en train de chatter avec quelqu’un d’autre. A croire qu’on ne sait plus se parler...».