Une jeune fille s’avance timidement à la barre, encadrée par deux hommes : son père à droite, son mari à gauche, les deux, arborant une mine renfrognée et se tournant ostensiblement le dos. Dans ses bras, la jeune fille tient un bébé qui commence à geindre, sans doute gêné par la chaleur étouffante qui règne dans le tribunal. Le chef traditionnel contemple les plaignants et l’accusé, son visage dissimulant à peine l’agacement. Il en est à sa dixième affaire depuis le matin, et tient à en finir rapidement. Le mari n’a toujours pas payé la dot qu’il doit depuis deux ans à sa belle-famille, soit 25 000 livres soudanaises (plus de 8 000 euros) et 7 chèvres.
Les témoins se succèdent pour accabler l’époux. « Il passe ses journées à fumer du hachich et boire comme un trou ! », s’exclame indigné, l’oncle de la jeune femme. Son intervention provoque l’hilarité du public, qui se serre sur les bancs en bois. Ici, pas d’avocats, ce sont les membres de la famille qui par leurs déclarations font pencher la décision du juge. Au Sud-Soudan, la majorité de la population a recours à la justice traditionnelle pour régler des conflits familiaux provoqués le plus souvent par des dots non payées. La justice étatique, elle, en est à ses balbutiements.
Des chaises en plastique à l’ombre du manguier
Dans le centre ville de Juba, un vieux bâtiment abrite à la fois la Cour suprême, la plus haute juridiction du pays, la cour d’appel, la Haute Cour et les tribunaux de première instance de l’Etat d’Equateur occidental. Dans la cour, à l’ombre d’un épais manguier, les avocats préparent leur plaidoirie ou profitent de la pause-déjeuner pour lire le journal. Devant un autobus préhistorique, aux vitres cassées et dont les pneus sont crevés, des chaises en plastique font office de salle de réunion et de bureau, car il n’y a pas d’espace disponible pour eux.
« Nous n’avons que cet arbre, admet Simon Luis, avocat, car le budget n’est pas suffisant. Nous sommes heureux lorsque nous trouvons des clients qui ont de quoi nous payer. Il m’arrive de défendre des gens gratuitement, car ils sont trop pauvres pour s’offrir une défense ». A l’intérieur de l’édifice, les murs à la peinture défraîchie affichent des fissures multiples. Certains juges doivent parfois transformer leur bureau en salle d’audience pour accueillir des procès. Les juges, dont quelques rares ont bénéficié d’une formation, le plus souvent à Khartoum, vitupèrent régulièrement le manque de professionnalisme des greffiers et du personnel judiciaire en général. « L’absence de formation paralyse notre travail et fait que les procès sont souvent ajournés, car les dossiers sont mal préparés », explique Malek Mathiang Malek, le président de la Haute Cour.
« Pendant la guerre, le commandant militaire représentait l’autorité suprême »
Tout est écrit à la main, quelques ordinateurs ont été promis par le gouvernement, mais toujours pas distribués. « Cela donnerait un vrai coup d’accélérateur aux procédures », reconnaît Justice Kukurlopita, le président de la cour d’appel. Son bureau est un des plus spacieux, mais sur la porte, aucune plaque n’indique le lieu. « Nous avons payé quelqu’un qui n’a jamais installé l’écriteau, il est parti avec l’argent », sourit le magistrat, d’un air contrit. « Nous manquons d’espace, les locaux n’ont jamais été entretenus », ajoute-t-il.
Après des décennies de guerre civile, la mise en place d’un système judiciaire ne semble pas, dans ce paysage désolé, faire partie des priorités du gouvernement pour l’instant. « Pendant la guerre, le commandant militaire, c’était l’équivalent de Napoléon, explique un juge, qui souhaite garder l’anonymat. Il représentait l’autorité suprême, rendait ses verdicts sous un arbre dans la brousse. Et cette mentalité est encore très ancrée au Sud-Soudan. Le chemin sera long avant de créer une justice vraiment indépendante de l’exécutif et sans corruption ». Il admet à demi-mot avoir déjà été victime de menaces par des personnalités proéminentes du régime, dont des militaires, mécontents de verdicts dans des affaires d’acquisitions illégales de terre.