RFI : Comment un organisme comme l’ICG (International Crisis Group) peut-il contribuer à la résolution des crises que traverse le monde ?
Jean-Marie Guéhenno : Le Crisis Group est né des guerres de Yougoslavie, de l’idée que l’indifférence était inacceptable et que trop de conflits perduraient parce que, au fond, personne n’y prêtait attention et qu’on ne les comprenait pas. Et donc, la force du Crisis Group, c’est d’avoir des analystes sur le terrain, pas des gens qui viennent visiter une fois de temps en temps un conflit, mais qui vraiment connaissent à fond le terrain. Et puis ensuite, de ne pas se contenter de faire une analyse, d’aller se battre auprès des gouvernements pour faire triompher une politique de paix.
Alors, vous allez me dire, dans le monde de plus en plus divisé d’aujourd’hui, est-ce que c’est possible ? La conviction du Crisis Group, c’est que le monde n’est pas un jeu à somme nulle, que dans beaucoup de situations il y a encore des compromis possibles. Je crois qu’on l’a vu dans un certain nombre de situations ; dans d’autres cas, c’est plus difficile. Mais je pense qu’il ne faut pas abandonner, il faut se battre, et c’est ce que fait le Crisis Group tous les jours.
Et alors se battre, ça veut dire quoi concrètement ?
Se battre ça veut dire, si on prend un exemple comme le Mali, comprendre le conflit du Mali. Comprendre que ce n’est pas seulement un conflit entre le Nord et le Sud, que c’est un conflit à l’intérieur du Nord aussi. C’est beaucoup d’explications, beaucoup de contacts avec tous ceux qui s’occupent du Mali, les différentes médiations qui s’en sont occupées. L’expliquer patiemment, avec persistance.
Se battre, ça veut dire, dans le cas de l’Ukraine, essayer de voir sur le terrain comment les choses se passent. Il y a une question géopolitique entre la Russie et l’Occident, mais il y a aussi toute la question des gens qui sont à l’est de l’Ukraine, et là il y a un vrai problème parce qu’ils ne sont pas tous convaincus qu’ils veulent être avec Kiev. Et donc il y a tout un travail de terrain qu’il va falloir faire. Il y a plusieurs dimensions de ce conflit, il n’y a pas simplement la dimension sur laquelle se focalisent les médias, qui est le géopolitique.
Est-ce que selon vous il faut intervenir plus ? Je pense notamment à la Syrie, et on le voit les Américains sont toujours très hésitants à aller sur le terrain.
Oui, ils sont très hésitants parce que la question de l’usage de la force dans un pays comme la Syrie, après les expériences de l’Irak, de la Libye, évidemment aux Etats-Unis il y a un très grand débat là-dessus. On se rend compte aujourd’hui que la montée de l’Etat islamique en Syrie et en Irak c’est, dans une large mesure, le reflet de la désespérance des sunnites au Proche-Orient, et que l’Etat islamique exploite cette désespérance. Et donc là, il y a une responsabilité de la communauté internationale à attaquer les causes profondes qui ont fait le terreau de cette montée fulgurante de l’Etat islamique.
Est-ce qu’on a les moyens aujourd’hui de stopper cet Etat islamique ?
Je pense qu’on a les moyens de le stopper, mais ce n’est pas unidimensionnel. Il faut avoir une politique avec les sunnites, pour montrer que la communauté internationale ne se désintéresse pas d'eux. Il existe un sentiment de victimisation chez les sunnites. Ils se font bombarder dans les banlieues de Damas, il y a eu Gaza... Je ne veux pas faire du tout d’amalgame mais il y a cette propagande qui agite les sunnites et qui crée ce terreau, je crois qu’il faut lutter là-dessus. Et puis, on voit bien qu’une des dimensions les plus graves de l’Etat islamique, c’est qu’au fond, il y a beaucoup d’étrangers, des Européens et des Américains. C’est un pôle d’attraction de tous les désespérés, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans une société. Donc, la bataille est au Proche-Orient, mais elle est aussi chez nous, je dirais.
Sur la situation en Ukraine : peut-on craindre une escalade aujourd’hui entre la Russie et les pays occidentaux ? Jusqu’où cela peut-il aller ?
On peut le craindre, parce qu'évidemment, il peut y avoir des erreurs de calcul. Je crois que ce qui est en jeu, c’est le respect des règles internationales, du droit international, et ça c’est très important d’envoyer des signaux clairs. L’Europe a construit patiemment, depuis l’après-guerre, des règles pour les relations entre les Etats. On ne peut pas changer les frontières par la force. En même temps, il faut garder la possibilité de l’ouverture. Je ne crois pas, j’espère qu’on ne va pas vers une nouvelle guerre froide. Je crois que l’Ukraine ne peut être un pays en paix, seulement si c’est un pays qui a des bonnes relations à la fois avec les Européens et la Russie. Mais évidemment, plus le conflit dure, plus ça devient difficile.
Peut-on dire aujourd’hui qu’on est dans une situation, au niveau mondial, qu’on n’avait plus connue depuis très longtemps, avec toutes ces crises, sur tous les théâtres, pratiquement dans le monde entier ?
Après la fin de la guerre froide, il y a eu un déclin des conflits, puis une remontée depuis quelques années. Je crois que le phénomène vraiment nouveau, ce n’est pas tellement le volume des conflits, parce qu’il y a eu des conflits terribles dans le passé. Quand vous pensez au génocide au Cambodge, le passé a été tragique, les 60 dernières années, on l’oubli trop souvent. La partition de l’Inde, la séparation du Pakistan, il y a eu des conflits terribles. La caractéristique des conflits d’aujourd’hui, c’est que ce sont des conflits hybrides, qui mélangent motifs politiques, motifs d’intérêts économiques, toutes les questions de corruption, de mafia... où la fragilité des Etats se combine avec l’ingérence des voisins, et ça, c‘est un type de conflits assez nouveau, pour lesquels ont est assez mal armés. Au fond, on n'est pas très bien équipés pour réagir, parce qu’il faut des réponses politiques pour consolider les Etats, parce que c’est la force des structures politiques qui est le meilleur rempart contre ces conflits.