Annie Daubenton : en Ukraine, il y a «deux forces qui se mesurent»

Le Parlement ukrainien, dominé par les pro-Russes, a adopté jeudi 16 janvier des lois très dures qui renforcent les sanctions contre les manifestants. Ces derniers reprochent depuis presque deux mois au président Viktor Ianoukovitch d’avoir refusé de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Entretien avec Annie Daubenton*, journaliste, chercheur, spécialiste de l’Ukraine.

RFI : Est-ce que vous êtes d’accord avec l’opposante Ioulia Timochenko, emprisonnée depuis 2011, et plusieurs ONG occidentales qui dénoncent l’instauration d’une dictature ou d’une néodictature à Kiev ?

Annie Daubenton : On ne peut pas parler du résultat d’un coup d’Etat avant d’être sûr que le coup d’Etat a réussi. Je répondrais de cette manière-là. Ce à quoi nous avons assisté avant-hier est véritablement un coup d’Etat constitutionnel, c’est-à-dire toutes les règles légales et constitutionnelles ont été enfreintes. En vingt minutes, une quinzaine de textes enfreignant les droits de l’homme et enfreignant les libertés fondamentales ont été votés à main levée et dans une atmosphère qui ne permettait absolument pas de dire si effectivement il y avait majorité ou pas. Pour l’instant, c’est une confrontation entre un mouvement qui a joué le pacifisme jusqu’à maintenant et un Etat qui - pour parler familièrement - rentre maintenant dans le dur. C’est-à-dire, est-ce qu’on va affermir les déclarations par des textes de loi et surtout par des séries de mesures d’emprisonnement et de poursuites des principaux leaders des manifestations, qu’ils soient parlementaires ou pas ?

→ A (RE) LIRE : Ukraine: les défenseurs des droits de l'homme vent debout contre des lois jugées liberticides

Justement, les leaders de l’opposition appellent à une grande manifestation demain dimanche à Kiev. Est-ce qu’on risque l’épreuve de force notamment sur la place de l’Indépendance où sont installées les tentes et les barricades des contestataires ?

L’épreuve de force est attendue depuis plusieurs jours déjà. Bien sûr qu’on peut s’y attendre et, en même temps, c’est très étrange la situation dans laquelle on est, parce que les manifestants qui, depuis jeudi que ces textes ont été votés, continuent à être rassemblés en aussi grand nombre que précédemment, sont illégalement rassemblés. Or rien n’a été fait contre eux. Donc il y a là deux forces qui se mesurent et qui attendent qui va bouger vis-à-vis de l’autre. Bien sûr que la réunion de dimanche est vitale, on va se compter. Et ensuite qu’est-ce que va faire le pouvoir ? Va-t-il effectivement donner dans l’épreuve de force et comment ? Parce que s’il y a demain 10 000 ou 20 000 personnes, c’est très délicat. S’il y en a 100, 1 000 ou 2 000, ça l’est moins. On est là véritablement dans une franche confrontation où chacun se compte.

Est-ce que le président Ianoukovitch peut encore reculer ? L’Union européenne lui a demandé de ne pas promulguer les lois votées jeudi par le Parlement ?

Le président Ianoukovitch ne reculera pas. Il l’a montré maintenant à plusieurs reprises. Par contre, il peut être lâché. Il peut être lâché par son entourage le plus proche. Le chef de l’administration présidentielle, c’est-à-dire son bras droit, a démissionné il y a deux mois. Et finalement, sa démission a été acceptée. Il a démissionné en disant qu’il n’accepterait pas que la crise, qui est grave et longue, soit réglée par des mesures illégales. Donc il peut être lâché par les oligarques. Il peut être lâché par certains députés du Parti des régions. Donc ça affaiblit cette espèce d’épreuve de force où on a le sentiment que dans les textes, on frappe très fort et, en réalité, qu’est-ce qui va pouvoir être appliqué de tout cela ? Et si l’administration, si les forces de l’ordre ne le souhaitent pas, ne veulent pas l’appliquer, que va-t-on faire ? On est là dans une situation extrêmement délicate, subtile et où vraiment tout se joue au millimètre.

On parle beaucoup de la situation à Kiev et des manifestations depuis décembre. Quel est le rapport de force dans le pays entre les pro-Européens et les pro-Russes ?

On s’est déjà comptés. Il y a eu une grande réunion à Kharkov, à cinquante kilomètres de la frontière russe, il y a quelques jours. Et c’était une réunion qui appelait à l’unification de tout le mouvement, c’est-à-dire que tous les leaders de tous les Maïdan, c’est-à-dire de tous ces rassemblements, de toutes ces assemblées populaires de tout le pays, viennent à Kharkov. Ils sont venus, ils ont été attendus avec bâtons, lacrymogènes et autres forces dissuasives, mais la réunion a eu lieu et ce n’est que le début. On assiste aussi parallèlement à un réseau, à l’établissement d’une sorte de réseau de résistance qui se prépare à une confrontation longue et difficile.

Des élus américains ont menacé cette semaine d’imposer des sanctions à l’Ukraine et de priver de visas, par exemple, les responsables de la répression des manifestations. Est-ce que ces menaces de sanctions peuvent avoir un effet ?

C’est peu probable. Les seules sanctions qui pourraient avoir un effet, ce n’est pas de priver de visa. Ces gens-là ne sont pas empêchés de circuler, ils ont d’autres moyens. La seule sanction qui pouvait être efficace, c’était le gel des avoirs. Ce sont tous des gens qui ont des propriétés, mais quand je dis propriété, ça commence aux villas et ça termine aux usines, donc qui ont des propriétés et des avoirs énormes dans les zones offshore, dans les pays européens. Donc là on voit effectivement cette paralysie de l’Union européenne déjà qui n’a pas de politique commune et qui a joué finalement par rapport et à la Russie et à l’Ukraine un par un, sans politique unifiée. Quant aux Etats-Unis, bien sûr qu’il y a là des sanctions. Leur grande formule est « les sanctions sont sur la table ». Elles sont sur la table depuis déjà plus d’un mois. Mais on ne les a pas vues bouger de la table. Là il n’y a pas grand-chose qui puisse affaiblir ce coup d’Etat.

*Annie Daubenton a publié Ukraine : les métamorphoses de l’indépendance, chez Buchet-Chastel en 2009.

Partager :