Chine: un quotidien demande à la police de libérer l’un de ses journalistes

« Merci de le libérer ! » Le titre barre la Une d’un quotidien populaire du sud de la Chine ce mercredi 23 octobre. L’Express Nouveau (Xingkuai bao) de Canton a en effet décidé de s’adresser directement à la police, suite à l’arrestation d’un reporter du journal vendredi dernier. C’est la première fois qu’un média chinois dénonce ainsi publiquement l’intervention des pouvoirs publics dans une enquête. Le journaliste travaillait sur les comptes du deuxième fabricant chinois de matériel de construction. L’édition du jour a fait l'effet d'une bombe sur les réseaux sociaux.

Toute la matinée, les responsables de l’Express Nouveau de Canton (Xingkuai) sont restés enfermés dans la salle réservée aux conférences de rédaction. Assaillis par les téléphones des confrères chinois et étrangers, les journalistes contactés par téléphone en fin d’après-midi ce mercredi nous ont renvoyés sur le compte Weibo (le « Twitter chinois ») du journal, ainsi que sur la Une du quotidien.

Impossible de manquer le titre : le tiers de la couverture de l’édition de ce mercredi est recouvert par trois très gros caractères : « Qing Fang Ren », que l’on traduira en français par : « Merci de le libérer ! »

Journaliste arrêté

« Le », c’est Chen Yongzhou. Ce journaliste chinois n’a pas été enlevé dans un pays en guerre. Il n’est pas otage d’un groupe terroriste. Il a été interpellé vendredi 19 octobre au matin par quatre policiers dans le sud de la Chine, alors qu’il poursuivait son enquête sur le deuxième fabricant chinois de matériels de construction. Chen est soupçonné d’avoir « nui à la réputation commerciale » d’une entreprise, affirmait lundi soir la police de Changsha sur son compte Weibo, sans avoir besoin de citer la compagnie visée.

La capitale de la province du Hunan abrite aussi le siège de Zong lian zhong ke (en anglais Zoomlion Heavy industry Sciences and technologies), l’un des plus gros employeurs de la région avec près de 30 000 salariés.

Cela fait un moment que Chen était dans le collimateur des dirigeants du groupe Zoomlion. En juillet dernier, l’assistant du patron de l’entreprise publiait sur les réseaux sociaux les copies des cartes de presse du reporter l’accusant d’avoir diffamé le groupe et de travailler pour un concurrent. Entre le 26 septembre 2012 et le premier juin 2013, Chen Yongzhou a ainsi consacré une dizaine d’articles au groupe Zoomlion, dans lesquels ils pointent des « erreurs » de comptabilité.

L’entreprise de matériels de chantier, dont les capitaux appartiennent pour partie aux gouvernements locaux, n’a pas bonne presse. Zoomlion a dû cesser provisoirement d’émettre des actions au début de l’année, suite aux révélations d’un journal de Hongkong l’accusant d’avoir surévalué ses profits pour attirer les investisseurs. Et les titres de la société ont encore chuté ce matin de 5,5% à la bourse de Hong Kong et de 2,9% à Shenzhen.

« Responsabilité sociale des journalistes »

Ce n’est pas la première fois qu’un journaliste de l’Express Nouveau de Canton est interpellé. Liu Hu a ainsi été arrêté à Pékin en août dernier en pleine campagne « anti-rumeur ». Cette fois, le journaliste est soupçonné d’avoir propagé des « fausses nouvelles » et d’avoir dénoncé dans ses articles plusieurs responsables locaux, dont l’ancien vice-maire de Chongqing, accusés de détournements de fonds publics. Selon son avocat, les policiers ont attendu le 30 septembre avant d’officialiser son arrestation, prolongeant ainsi la période légale de détention. La date de son procès n’a toujours pas été fixée.

« C’est un travail, mais aussi une responsabilité sociale pour les journalistes d’effectuer une supervision au travers de leurs reportages, indique ce soir le compte Weibo du quotidien. Le journal défend avec fermeté les droits de ses journalistes, il demande en même temps à ses rédacteurs de respecter la véracité des faits et l’étique du métier (…) Nous invitons par ailleurs l’entreprise Zhong Lian Zhong Ke à régler son différent par voie légale. »

Ce renvoi vers la justice est une autre manière de dénoncer l’intervention des pouvoirs locaux via les policiers. Outre le titre de Une et ce « Merci de le libérer ! » qui constitue une véritable gifle pour la sécurité publique et les responsables de la propagande, tout le monde aura noté le ton badin, mais engagé de l’éditorial. « Il est rare de tomber sur un article de journal qui contient autant d’émotion », note ce soir un internaute anonyme.

Si le vocabulaire est enfantin pour évoquer l’intervention de « quatre oncles policiers » chargés d’interpeller Chen Yongzhou vendredi, il se veut plus incisif lorsqu’il s’agit de défendre le bon droit de ce dernier : « Si le ciel nous donne l’opportunité de nous défendre, nous dirons que nous avons bien vérifié les 15 articles rédigés par Chen Yongzhou sur l’entreprise et nous ne reconnaissons qu’une seule petite erreur. Chen a parlé de 513 millions yuans de frais de publicité, alors qu’il s’agit de 513 millions de yuans de frais de publicité et de frais d’accueil » – ces derniers rassemblant les dépenses de transports, de repas et d’hôtels offerts aux clients du groupe.

David contre Goliath

Le Guangdong, où se trouve le siège de l’Express Nouveau, a toujours servi de refuge aux médias les plus audacieux du pays. La province est située en face de Hong-Kong et donc loin du pouvoir central. Elle est non seulement le berceau des réformes économiques et de l’ouverture de la Chine au capitalisme, mais aussi considérée comme la plus avancée sur le plan des réformes politiques. C’est là que ce sont révoltés les journalistes du groupe Nanfang, dont le siège se trouve également à Canton, au début de cette année. Les rédacteurs s’étaient alors soulevés contre la censure de l’éditorial du Nouvel An lunaire du journal appelant au respect de la Constitution.

Plus généralement, les journaux chinois supportent de moins en moins une censure tatillonne qui leur fait perdre des lecteurs attirés par la liberté relative de l’information sur les sites Internet plus difficiles à contraindre. Si elle est massivement soutenue par les internautes, l’action des journalistes du Nanfang mardi, comme celle de l’Express Nouveau ce mercredi, est souvent perçue comme le combat de David contre Goliath. « Il vaut mieux laisser un journal impuni pour un faux reportage que faire peur tout le monde, écrit ainsi shawn737 (pseudonyme). Sinon personne n’osera plus critiquer les gouvernements incapables et corrompus ».

Les militants de la liberté d’expression et les avocats tentent à chaque fois de replacer le débat sur le plan légal. « Le 28 août dernier, j’ai eu l’honneur de visiter l’entreprise Zhong lian. Les cadres sont ambitieux, ça m’a laissé une forte impression, mais les entreprises de bourses doivent accepter la supervision des médias et de la société », souligne He Weifang ce mercredi soir. « Si les reportages sont faux alors il faut publier les vraies informations de manière à les corriger ou alors il faut attaquer les journaux en justice, mais il ne faut en aucun cas arrêter les journalistes », poursuit le célèbre professeur de droit sur son compte Weibo.

« Trois jours après son arrestation, notre collègue a pu voir un avocat (…) Mais pendant cinq jours nous avons gardé le silence, en pensant l’échanger contre sa libération. Nous avons honte de nous et tenons à nous excuser auprès des lecteurs pour notre manque de courage », conclut l’éditorial de l’Express Nouveau. Un silence visiblement pardonné par les réseaux sociaux. « Maintenant un petit journal est devenu un grand journal, vous avez bien joué », note Weidamao (pseudo). « Je vous soutiens, écrit encore Nongwuyo, autre internaute anonyme. Ce que vous avez fait aujourd’hui va entrer dans l’histoire ».

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