RFI : Quelle est la portée de ce recul des jihadistes de l’organisation Etat islamique ? Est-ce qu’on peut parler de victoire totale des combattants kurdes face aux islamistes ?
Frédéric Pichon : Non, je ne crois pas. Il s’agit avant tout d’une victoire symbolique, car il faut évidemment se poser la question d’abord du luxe de moyens qui ont été mis en œuvre pour les évincer de Kobane : 70 % des frappes aériennes de la coalition ont concerné Kobane. Quand on rapporte ça au prix d’un missile envoyé par un F-16 américain, ça vous donne une idée des millions de dollars qui ont été dépensés.
D’autre part, il faut se poser la question pour savoir où sont maintenant ces jihadistes du groupe Etat islamique. Ils se sont repliés tout simplement dans la campagne environnante sur une étendue de territoire beaucoup plus large. Ils ont trouvé des aides parmi la population sunnite qui, soit est indifférente à l'organisation Etat islamique, soit les accepter à bras ouverts. Et là ça va être une autre paire de manches pour les en déloger parce qu’il faut déployer des forces au sol.
Se replier éventuellement pour se renforcer et attaquer à nouveau ?
Je ne sais pas leur agenda stratégique, mais en tout cas ils sont toujours là et donc prêts éventuellement aussi à intervenir. D’autant que dans les quelques villages proches de Kobane que les Kurdes aussi ont repris, il y a déjà eu un commencement d’exactions à l’encontre des populations arabes de ces villages, ce qui augure mal de toute solution négociée et de toute réconciliation kurde, bien entendu.
Est-ce que ça veut dire qu’il faut rester extrêmement prudents par rapport à cette victoire ?
Je me demande pourquoi cette ville est devenue si symbolique depuis cet été. Tout se passe comme si on avait voulu ne porter l’attention de l’opinion publique internationale que sur cette ville kurde qui n’est pas un enjeu stratégique énorme. Ça amène derrière toute une série de questions qui sont loin d’être réglées.
C’est-à-dire ?
Sur la manière dont les autorités turques vont laisser se constituer sur cette victoire symbolique une forme effectivement de début d’autonomie du Kurdistan syrien. Les autorités turques ont très bien compris l’enjeu en disant qu’il n’était pas question que ça puisse être le début d’une idée d’autonomie kurde.
Et pourtant cette défense ardue de Kobane renforce les Kurdes syriens du Parti de l'union démocratique (PYD) ?
Tout à fait. C’est sûr que ça les renforce à la fois par rapport au gouvernement de Damas, à la fois par rapport aux autorités turques. Pour eux, oui évidemment, c’est la bataille qui leur donne la légitimité politique, même si depuis le printemps 2011, les autorités de Damas avaient soigneusement vidé cette zone de leurs forces armées et laissé les Kurdes de Syrie se constituer de manière plus ou moins autonome dans cette région du Bec de canard et de l’est du territoire syrien.
Cela veut dire que cette victoire peut profiter aussi à Bachar el-Assad ?
Je ne crois pas. Au contraire, ça ne fait que renforcer la partition de fait du territoire syrien. Je vois mal comment trois-quatre ans après, les autorités gouvernementales, les forces armées syriennes pourront remettre un pied dans cette zone. D’autant que les Kurdes ont remporté une victoire et que maintenant c’est quelque chose qui scelle cette forme d’autonomie.
Est-ce que cette victoire des Kurdes de Kobane peut servir les Kurdes d’Irak ?
Le problème c'est qu’il ne faut pas non plus surestimer la capacité des Kurdes, qu'ils soient Turcs, Syriens ou Irakiens, à s’entendre sur un agenda. Il y a des luttes très importantes entre les différentes factions, entre les différentes familles aussi qui sont à la manœuvre dans ce mouvement kurde. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu une aide des peshmergas irakiens à Kobane, que les Turcs ont laissé passer avec parcimonie. Mais aussi les peshmergas n’étaient pas non plus tout à fait enthousiastes ; ce n’était pas leur agenda. Ils sont sur un agenda irakien avec une autonomie bien plus grande et déjà acquise depuis de nombreuses années. Leur objectif actuel, c’est davantage d’essayer de rekurdiser les zones qui sont en direction de Mossoul, et éventuellement aussi d’essayer d’évincer le groupe Etat islamique de Mossoul comme on l’a vu ces derniers jours par une série d’attaques. Mais là aussi, la partie sera très difficile à remporter.
A cette guerre de terrain, il faut opposer une guerre politique ?
Oui, et le problème c’est que les Kurdes ont un agenda qui est kurde. C’est à chaque fois des agendas politiques qui ne correspondent pas forcément aux agendas nationaux de l’Irak et de la Syrie.
Frédéric Pichon est l'auteur du livre Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé, aux éditions du Rocher (mai 2014).