RFI : Comment analysez-vous ce nouvel acte de l’Etat islamique ? Quelle est selon vous la logique engagée par l’organisation?
François Burgat: Dans la droite ligne de l’organisation mère qui était al-Qaïda, l’Etat islamique ne commet pas, à mon sens plus de violence, ni individuelle, ni collective que les autres parties en conflit, notamment le régime syrien. Simplement lui, il les intègre à sa politique de communication, alors que le régime syrien (on a pu dénombrer onze mille morts sous la torture dans la seule région de Damas) va nier ces violences et les faire porter aux parties adverses. L'EI s’en sert comme élément constitutif de sa communication. C’est la communication du faible. Quand on est en situation dominante, on n’a pas à essayer d’effrayer l’adversaire.
Et c’est donc sans surprise que cette deuxième catastrophe intervient avec l’assassinat de Sotloff et que malheureusement on peut estimer que d’autres sont sur la liste. Les estimations sont contradictoires, elles vont jusqu’à vingt étrangers actuellement détenus et ces étrangers circulent d’un groupe à un autre. Donc on ne sait pas exactement... Mais malheureusement, ce n’est pas une surprise et il risque d’y avoir d’autres cas dans les semaines à venir.
Il y a une vraie volonté de la part de l’Etat islamique de montrer l’avancée de cette domination?
C’est une évidence. Pour condamner de façon efficace l’Etat islamique, il faut qu’on comprenne ce dont il est l’expression. Il est l’expression de deux échecs politiques majeurs : celui du régime syrien et celui du régime irakien qui, dans des contextes différents, avec des rôles différents de la communauté internationale, ont ostracisé, marginalisé, réprimé la composante sunnite de la population. Et puis ces gens là sont le produit d’un passé plus lointain de violences occidentales dans la région. Il y a deux générations, ceux qui ont connu le jihad en Afghanistan et ceux qui l’ont vécu depuis 2003 en Irak. Ce sont des gens qui ont connu Falouja, ce sont des gens qui ont vécu la litanie des violences commises par les Américains dans la région.
Et puis il ne faut pas l’oublier, il y a presque quatre-vingts nations présentes au sein de l’Etat islamique. Cela signale l’échec ou les limites de politique d’intégration de musulmans dans toute une série de nations du monde qui vont des Tchéchènes, -qui ont vécu ce qu’a fait Eltsine jusqu’à Poutine-, à, je dirais quitte à choquer un petit peu, ceux qui ne se reconnaissent pas dans le dispositif de traitement de la communauté musulmane, en France. Par exemple dans le cas de la crise syrienne mais aussi dans le cas de la crise de Gaza.
C’est quand même un ensemble de forces, je les appelle les « angry sunies » (les sunnites en colère) ou les jihadistes sans frontières, qui pour la première fois, -on pourrait comparer un petit peu à ce qui s’est produit en Iran en 1979-, émergent comme une force politique institutionnalisée qui peut se targuer d’être en état d’apesanteur par rapport à l’environnement occidental d’une part et par rapport aux régimes influencés par l’Occident, d'autre part. Donc ces jihadistes ont un carburant idéologique assez fort dont il faut que l’on tienne compte quand on regarde en face ce qui est train de se produire.
Justement, la logique est nouvelle par rapport à ce que l’on connaît d’habitude en matière de prise d’otages. L’EI n’est pas du tout dans une logique de rançon mais de réelle pression?
Non, ce n’est pas totalement nouveau. Là on est dans « une école irakienne ». Il y a déjà eu des exécutions qui ont tenté de faire fléchir la communauté à laquelle appartenaient les otages, au début, dans la lutte contre les Américains en 2003 en Irak. La mise en scène n’est pas nouvelle, y compris la couleur orange qui est censée répondre à « la rhétorique de guantanamisation ». J’avais dit à l’époque, de l’adversaire politique par les Américains, c'est-à-dire cette rhétorique qui consistait à les priver de tous les droits afférents à un combattant légitime. C’est un petit peu la réponse du berger à la bergère, cela n’est pas complètement nouveau.
On évoque une soixantaine de personnes (en majorité des Occidentaux) qui seraient détenues par l’EI. Vous parliez tout à l’heure d’une vingtaine, dans des sortes « d’usines à otages », c’est ce que nous disait notre correspondant dans la région. Est-ce que vous en savez un peu plus?
Non, je n’en sais pas plus. Mais j’ai comme vous confronté toutes les sources disponibles. Il y a deux variables qui nous empêchent de répondre de façon très précise. D’abord parce que les proches d’un certain nombre d’otages et les institutions qui emploient un certain nombre de journalistes estiment qu’il est préférable de ne pas rendre publique leur disparition. On a mis très longtemps à savoir que Sotloff était détenu et deuxièmement l’exploitation de la filière otage se fait par des groupes qui peuvent faire des transactions entre eux.
Donc, on ne sait pas (je défie quiconque), en tout cas personne n’en a parlé, d’avancer des chiffres très précis. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est une filière qu’il sera possible d’alimenter. Parce que sur le terrain irakien, sur le terrain syrien, il y aura toujours des ressortissants occidentaux qui pourront, en dernière instance, arriver dans les mains de l’Etat islamique. Donc c’est une variable du conflit, à laquelle, je le crains, nous devions nous habituer.
Des actions sur les territoires qu’ils contrôlent. Est-ce qu’il faut s’attendre à des actes terroristes selon vous, à l’extérieur, en Europe ou aux Etats-Unis de la part de l’EI?
On connaît le passé mais c’est très difficile de prédire l’avenir. Je pense que l’EI montre là qu’il est décidé à frapper le « ventre mou » de son adversaire occidental. On ne peut pas exclure l’idée qu’il ferait usage de ces moyens de pression, dans le cadre des sociétés occidentales. Mais il a déjà pas mal de ressources avec cette pratique des otages.