RFI : Alain Chouet, vous connaissez bien le terrain et l’étendue de cet arsenal syrien. Le gouvernement français va publier ce lundi, dans l’après-midi, des informations sur les armes chimiques que possèderait le régime à Damas. Que pouvez-vous en dire ? Est-ce qu’il s’agit d’un arsenal comme on l’entend, comme on le lit, considérable ?
Alain Chouet : Tout à fait, mais ce n’est pas un scoop de dévoiler aujourd’hui que la Syrie a un stock assez énorme d’armes chimiques. Dès la fin de la guerre de 1973, le président Hafez al-Assad avait compris que son armée n’était pas très brillante sur le plan opérationnel et avait tout misé sur la double utilisation des missiles et des gaz de combat. Depuis les années 1970, dans les milieux décisionnels français, que ce soit les services des armées ou le Quai d’Orsay, on sait très bien que la Syrie dispose d’un énorme stock de gaz de combat.
S’il ne s’agit pas de scoop. Qu’attendez-vous des informations que doit publier le gouvernement en France ce lundi ?
Moi, personnellement, je n’attends pas grand-chose. Sur le plan de la connaissance, tout le monde sait qu’il y a en Syrie des stocks assez importants de gaz de combat. Le problème dans cette affaire, ce n’est pas tellement de savoir s’il y a des gaz de combat, ça on le sait, mais de savoir qui les a utilisés. Jusqu’à maintenant il n’y a pas de preuves flagrantes dans un sens ou dans l’autre.
Est-ce que vous considérez, à titre personnel, que les rebelles ont peut-être, eux aussi, utilisé les gaz de combat ?
Je ne considère pas. Je n’ai pas d’éléments, donc je me garde de tirer des conclusions. Il y a plusieurs hypothèses possibles : que le régime les ait utilisé, effectivement ; qu’une faction du régime, qui voulait peut-être brûler les vaisseaux de Bachar el-Assad pour qu’il ne négocie rien, les ait utilisé pour le compromettre aux yeux de l’opinion internationale et il y a aussi une hypothèse, qui n’est pas totalement à exclure : que ce soit les rebelles qui les ont utilisées eux-mêmes pour dresser la communauté internationale contre Bachar el-Assad. Pour l’instant, je n’ai aucun élément en ma possession. Je suis à la retraite depuis dix ans et je n’en sais pas plus que ce que je lis dans les journaux. Je n’ai pour l’instant aucun élément qui me permet de trancher dans un sens ou dans l’autre par rapport à ces hypothèses.
On parle aujourd’hui de plusieurs centaines, voire milliers de tonnes. Comment se fait-il, vous qui étiez en poste à Damas, qu’on ait laissé prospérer cet arsenal chimique ?
Ça, c’est un problème de décision politique dans lequel je n’ai aucune légitimité. Tout ce que je peux dire, c’est qu’effectivement, depuis 40 ans, tout le monde sait très bien que la Syrie, à l’intérieur de son Centre d’études et de recherches scientifiques qui est basé près de Damas, et qui a eu la coopération technique d’un certain nombre d’ingénieurs est-allemands et même à une époque, je crois, ouest-allemands, avait développé tout un programme d’armes chimiques. Et pendant 40 ans, ça n’a pas paru émouvoir grand monde. Je n’ai pas de commentaires à faire là-dessus sur le plan politique et sur la question de savoir pourquoi on a ou on n’a pas laissé la Syrie développer ce programme.
On parle aujourd’hui de gaz sarin, d’ypérite (ou gaz moutarde), de VX, mais également de neurotoxiques organophosphorés (NOP) particulièrement nocifs. Pour faire ces armes-là, il faut évidemment des agents de base. Où la Syrie s’est-elle procuré ces agents ? Et où se les procure-t-elle aujourd’hui encore ?
Dans un bon laboratoire de chimie, ça peut se fabriquer. Et la Syrie disposait de bons laboratoires de chimie. Il y a un petit problème pour les agents précurseurs. Mais en 40 ans ils ont eu le temps développer leur technologie dans ce domaine dans la mesure, surtout, où ils ont tout privilégié sur les gaz et les missiles.
Les Syriens ont-ils donc développé leur technologie seuls, sans l’aide, par exemple, des Russes ?
Si, bien sûr. Il y a eu, de notoriété publique, une coopération avec les services est-allemands. Il y en a sûrement eu avec les Russes. Encore que les Russes avaient tendance à déléguer ce genre d’actions à des pays satellites comme l’Allemagne de l’Est. Mais il y a sûrement eu des coopérations extérieures.
Une intervention militaire américano-française permettrait-elle d’éliminer, en tout cas en partie, ces stocks d’armes chimiques ?
Ça paraît douteux sans aller au sol et uniquement avec des frappes aériennes ou des frappes par missiles de croisière, car ce sont des stocks qui doivent normalement être mis relativement à l’abri dans des silos, des endroits assez profondément enterrés. Il y a en a plusieurs centaines de tonnes, donc certainement très dispersées sur le territoire. Une salve de quelques jours ou de quelques heures de bombardements aériens ou de missiles de croisière ne permettra certainement pas d’éliminer le stock total de gaz qui existe en Syrie.
Doit-on comprendre que vous n’êtes pas spécialement favorable à cette intervention militaire ?
Je n’ai pas à être favorable ou pas favorable. Là encore, je n’ai aucune légitimité politique à dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Et les gouvernements élus font ce qu’ils pensent devoir faire. Je m’interroge sur le résultat pratique et opérationnel de frappes limitées. Comme l’a dit Jean-Pierre Filiu (chercheur à Sciences Po et spécialiste du Moyen-Orient, ndlr) il y a quelques jours : « C’est ou trop, ou trop peu et en tout cas, trop tard ».
Est-ce qu’il serait dangereux, militairement, d’intervenir ?
Non, je ne pense pas que ce soit très dangereux militairement. L’armée syrienne n’est pas une armée extraordinaire. Si elle l’était, elle ne serait pas empêtrée depuis deux ans dans une guerre avec des rebelles plus ou moins bien armés, de mieux en mieux armés, mais qui ne l’étaient pas tellement au début. Donc cette armée n’a pas une valeur opérationnelle extraordinaire. Un danger militaire ? Dans toute guerre, il y a des dangers mais ils me paraissent relativement limités sur le théâtre syrien.
Il y a un danger politique peut-être? Qu'en pensez-vous, vous qui connaissez bien le terrain syrien ?
Le danger politique, c’est qu’on n’a pas prévu le coup d’après. Admettons qu’on abatte ce régime, qu’est-ce qu’il devient ce pays après ? Qu’est-ce qu’il advient des minorités, qui sont des minorités alaouites, chrétiennes, druzes, ismaéliens, etc., qui sont clairement menacées par la rébellion jihadiste ? Et qu’avons-nous prévu pour donner des garanties de sécurité à ces minorités et pour donner des garanties de paix à l’ensemble du pays après un éventuel changement de régime.