De notre correspondant au Caire
Il faut remonter à 1805, quand Mehmet Ali prend le pouvoir en Egypte, pour trouver une telle crise d’identité. A l’époque, deux conceptions de l’Etat se heurtent : le modernisme prôné par le nouveau maître de la Vallée du Nil et le féodalisme médiéval des Mameluks. La stratégie du fondateur de l’Egypte moderne a été de temporiser avec les Mameluks en attendant de s’assurer de la fidélité de l’armée et d’obtenir le soutien de la population à travers ses notables. L’étape finale a été l’invitation des Mameluks à la Citadelle du Caire pour un grand festin au terme duquel ils ont été massacrés par les janissaires.
Aujourd’hui, l’histoire semble vouloir se répéter mais dans le sens inverse. Deux conceptions de l’Etat se heurtent : l’Etat moderne hérité de Mehmet Ali que défend le Front du salut national (FSN) et le retour au Califat islamique prôné par la Confrérie des Frères musulmans et leurs alliés salafistes et jihadistes. Ces derniers appliquent la même stratégie adoptée par Mehmet Ali. Ils se sont alliés aux révolutionnaires pour se débarrasser d'Hosni Moubarak. Ils ont ensuite conclu une alliance tacite avec le Conseil suprême des forces armées et joué la carte populiste à travers une campagne basée sur la charia, présentée comme synonyme de justice sociale.
Morsi élu grâce aux voix des révolutionnaires
Une politique qui leur a permis de dominer l’Assemblée et le Sénat et de remporter la présidence. Seul couac, le milliardaire Khayrat el-Chater, éminence grise de la Confrérie, a dû céder sa place à la dernière minute – l’armée qui l’avait gracié d’une peine de prison avait oublié de restaurer ses droits civiques – au chef du parti Liberté et justice des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Ce dernier a été élu par 51,3% des voix grâce à l’apport vital des révolutionnaires et de la gauche viscéralement opposés à son adversaire, le général Ahmad Chafiq, dernier Premier ministre de Moubarak.
Dès son investiture le 30 juin, le président Morsi a temporisé avec la gauche et les révolutionnaires à qui il a promis une participation au pouvoir. Mais les déceptions sont vite arrivées. Quand il s’est agi de former le gouvernement, le président a préféré recourir à des hommes de l’ancien régime qu’aux révolutionnaires et à la gauche. Il n’a pas non plus tenu parole en ce qui concerne le remaniement de l’Assemblée constituante dominée par les islamistes. Malgré les plaintes des modernistes, la constituante est allée de l’avant dans un projet de Constitution qui ouvrait la voie à l’établissement d’un Etat où religion et politique étaient intimement liées.
Coup de force
C’est à ce moment que les divergences éclatent au grand jour. Libéraux, révolutionnaires, gauche et Eglises d’Egypte décident de se rebeller en boycottant la constituante. Mais au lieu de marquer une pause et de chercher le compromis, l’Assemblée accélère ses travaux. La constituante, déjà dissoute une première fois par la justice, est menacée d’invalidation par la Haute Cour constitutionnelle le 2 décembre. Pour prévenir une telle décision, Mohamed Morsi, qui a déjà vu son Assemblée du peuple invalidée par la même Cour, décide le coup de force. Le 22 novembre il annonce un « décret constitutionnel » rendant la constituante et le Sénat, dominé à plus de 80% par les islamistes, intouchables par toute décision de justice. Il profite du décret pour nommer un nouveau procureur général, immuniser toutes ses décisions, passées et à venir, contre la justice et s’octroyer de très larges pouvoirs lui permettant d’adopter « toute mesure nécessaire » s’il estime la nation menacée.
La confrontation est maintenant ouverte et les forces non islamistes s’élèvent contre le diktat. Le président justifie sa décision par une nébuleuse conspiration qui serait ourdie contre la révolution de janvier par les moubarakiens et leurs alliés de l’opposition. Une manifestation monstre place Tahrir ne semblent pas l’impressionner puisqu’il va encore plus loin. Il fait voter les 234 articles du projet de Constitution en moins 24 heures. Il rajoute même en addenda la loi électorale pour les prochaines législatives.
« Islamique-islamique, ni civile ni laïque »
Pour contrer la grande manifestation vendredi des opposants à Tahrir, les islamistes organisent samedi une grande manifestation devant l’université du Caire. Six millions de participants selon les islamistes, 50 000 selon le gouverneur. C’est l’occasion pour les islamistes de prononcer leur crédo de la nouvelle Egypte : « Islamique-islamique, ni civile ni laïque ». Les participants demandent au président une grande purge contre tous les « ennemis de l’islam ».
Le pays est maintenant nettement divisé entre « croyants et mécréants » ou « modernistes et obscurantistes », selon que l’on est dans ce camp ou dans l’autre. Une déchirure qui est maintenant baignée de sang après l’agression, mercredi, des islamistes contre les opposants à Morsi qui campaient devant le palais de la présidence et la réaction des supporters des agressés. Une confrontation qui a fait, à ce jour, huit morts et plus de 700 blessés. Une confrontation que seule l’armée pourrait arbitrer. Difficile de dire de quel côté elle penchera. Même si ses traditions en font une institution moderniste, les cadeaux dont la comble le projet de nouvelle Constitution pourraient lui faire renier ses origines.