« Quel effet cela fait-il d’apprendre que l’on vient d’être condamné à mort ? » C’est sur cette interrogation brutale d’une journaliste de la BBC que s’ouvrent les mémoires de Salman Rushdie parues cet automne. Nous sommes en 1989, le jour de la Saint-Valentin. Les autorités iraniennes ont rendu publique la condamnation à mort par l’imam Khomeiny de l’auteur des Versets sataniques. Celui-ci est accusé d’avoir insulté les saintetés de l’islam et de son prophète. Sur le moment, paralysé par la peur et le désarroi, l’auteur indo-britannique n’avait su que bredouiller une réplique de circonstance à la radio. Ses mémoires qui paraissent aujourd’hui sont la véritable réponse à la question posée par la journaliste il y a vingt-trois ans.
« Mais les siècles appartiennent à l’art »
Et quelle réponse ! Plus de 700 pages où l’histoire se mêle à la littérature, l’épopée au grand souffle lyrique. En effet, Joseph Anton, une autobiographie est un livre passionnant du bout en bout. Du grand Rushdie ! Malgré ses longueurs et ses effusions narcissiques propres à tout projet autobiographique, le livre se lit à la fois comme un thriller sur ses neuf années de clandestinité et une réflexion profonde et poignante sur l’immortalité de l’art et de la littérature. Le romancier s’inscrit dans la lignée des Ovide, des Mandelstam et des Lorca dont les œuvres ont survécu aux régimes tyranniques qui ont voulu les réduire au silence. « Le présent vous appartient, Monsieur le Premier ministre, mais les siècles appartiennent à l’art », avait écrit Rushdie à l’Indien Rajiv Gandhi dont le pays fut le premier à interdire le livre incriminé par les mollahs de Téhéran.
Le récit que fait Salman Rushdie des années passées à l’ombre de la « fatwa » se répartit en dix chapitres aux titres souvent ludiques : « L’avenir n’est plus ce qu’il était », « M. Morning et M. Afternoon » ou encore « Pourquoi il est impossible de photographier la pampa ». Ces titres surréalistes pourraient induire les lecteurs en erreur sur la nature du livre qu’ils ont en main, mais la narration de Rushdie est on ne peut plus réaliste, voire même chronologique dans son organisation.
« Un continent venait de trouver sa voix »
Les deux premiers chapitres sont consacrés aux origines indo-pakistanaises de l’auteur : de sa venue en Angleterre à l’âge de 13 ans à ses premiers succès en littérature avec la parution des Enfants de minuit en 1981. Ce premier roman, qui raconte sous forme d’une fiction magico-réaliste l’histoire des premières années de l’Inde après l’indépendance, la diversité, le chaos et les promesses d’une démocratie balbutiante, remporta le Booker Prize (Goncourt britannique) et marqua l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’écrivains de langue anglaise issus des anciennes possessions coloniales de l’Angleterre. « Le New York Times Book Review déclara que le roman donnait l’impression « qu’un continent venait de trouver sa voix », se souvient Rushdie non sans fierté !
Les premières pages de Joseph Anton racontent également la personnalité du père musulman de l’écrivain, touchante par ses colères épiques et structurante par son rejet de l’islam littéral et de ses mythologies. Anis, écrit son fils, « était un homme sans dieu qui connaissait néanmoins l’idée de dieu et y réfléchissait beaucoup ». Il avait transmis à ses enfants « un scepticisme dénué de crainte, accompagné d’une liberté presque totale vis-à-vis de la religion ». Il avait mis le doigt sur les incohérences historiques de la vie du Prophète et aspirait même à réécrire le Coran !
Paru en 1988, Les Versets sataniques s’inspirent du scepticisme d’Anis, sans réécrire le Coran pour autant. Son auteur s’interroge sur les fondements de l’islam et tente de faire la part des choses, séparant l’historique et le mythologique. Ce roman est, selon Rushdie, « une approche artistique du phénomène de la révélation ». D’où sa surprise lorsque les critiques fanatiques du livre réduisent ses propos à des « insultes » contre le Prophète, ses épouses, les croyants. Dans ses mémoires, l’écrivain revient sur l’historique de cette lecture erronée et ses conséquences dramatiques.
La fatwa était le signe avant-coureur
L’essentiel de ce récit autobiographique est consacré aux neuf années de clandestinité auxquelles Rushdie fut contraint, sous la surveillance permanente d’une équipe de protection policière armée. Il est question dans ces pages de changements, sans cesse, de domiciles, d’absence de vie privée et de menaces de mort renouvelées chaque année par les dirigeants iraniens. Les fanatiques musulmans ont tué le traducteur japonais des Versets et blessé grièvement son éditeur norvégien, justifiant les réticences des éditeurs à publier les nouveaux livres de Rushdie.
Plus inquiétant encore pour l’auteur, la dépression qui le guette et la crainte de voir son inspiration se tarir. Le récit de ces années de plomb est fait à la troisième personne, comme si le narrateur de cette autobiographie ne se reconnaissait pas tout à fait dans le personnage qu’il était en train de devenir sous la pression d’un monde extérieur menaçant. Cette distanciation est peut-être aussi une stratégie poétique pour centrer le débat vers la littérature, comme en témoigne le choix par l’auteur de son nom de code « Joseph Anton ». Réclamé par la police pour des raisons de sécurité, ce nom est emprunté à deux écrivains que Rushdie admire le plus : Joseph Conrad et Anton Tchekhov. Il empruntera aussi à Conrad la phrase « Je dois vivre jusqu’à ce que je meure » - dont il fera sa devise pour mieux lutter contre le découragement et l’obscurantisme. Ce combat est le grand sujet des mémoires de Rushdie. Un combat dont l’enjeu dépasse largement sa personne et ses livres, comme l’écrivain le rappelle dès les premières pages de son récit.
La censure de son livre était, écrit-il avec lucidité, le « prologue » aux événements du 11-Septembre, à l’instauration d’une ère de bigoterie et d’autocensure. Il avait compris que la fatwa était le signe avant-coureur d’un plus vaste fléau à venir, celui, par exemple, des « avions s’écrasant contre de grandes tours » ! C’est sans doute le principal mérite de cette autobiographie d’avoir inscrit l’histoire individuelle dans la grande histoire contemporaine, à la fois comme contexte et comme horizon.
Joseph Anton, une autobiographie, par Salman Rushdie. Paris, Plon, coll. Feux croisés, 2012. Traduction Gérard Meudal. 736 pages. 24 euros.