Lakhdar Brahimi n’est pas convaincu de sa mission. Le conflit est-il allé trop loin ?
Le conflit est allé très loin. Après 18 mois, on peut dire que nous sommes dans une guerre civile sanglante, les deux parties sont radicalisées. On a vu arriver ces derniers mois en Syrie de plus en plus de combattants jihadistes. Selon certains témoins, ils pourraient être majoritaires dans certains combats qui règnent contre l’armée syrienne à Alep. En ce qui concerne l’armée syrienne loyale à Bachar el-Assad, son slogan est simple : « Assad ou l’incendie » , ce qui signifie « soit on conserve le président syrien, soit on met le feu à la Syrie », et c’est ce que ses forces sont en train de faire, puisqu’elles utilisent l’aviation aujourd’hui pour bombarder les quartiers civils dans lesquels sont implantés les rebelles.
Clairement, le conflit s’enlise ?
On a vraiment un climat de terreur en Syrie. Tous ceux qui le peuvent fuient, les classes moyennes supérieures qui ont un passeport étranger et un peu d’argent sont parties, les pauvres essayent de franchir la frontière turque mais aujourd’hui ils sont bloqués. Ils fuient les combats, ils fuient la crise économique qui s’installe, et la grave crise humanitaire. Et ceux qui restent s’arment, se constituent en groupes d’autodéfense. Les Arméniens d’Alep ont reçu des armes du gouvernement, les Druzes dans la banlieue de Damas, suite à quelques attentats qui ont touché leur communauté, s’arment également. Il s’agit donc vraiment d’un climat de terreur qui s’installe avec son corollaire bien sûr, qui est la fragmentation du territoire en grandes unités : on a vu que les Kurdes étaient partis, ils sont en train de constituer leur Etat. Les autres, au niveau du village, du quartier, se défendent comme ils le peuvent, contre l’Armée syrienne libre (ASL) ou contre les forces gouvernementales : la population civile est véritablement prise en otage.
Lakhdar Brahimi dit reprendre le flambeau pour faire respecter l’accord de Genève qui n’a jamais été appliqué, cet accord est-il vide de sens dans le contexte actuel ?
Cet accord de Genève n’a jamais été appliqué. Aujourd’hui les Russes souhaitent qu’il le soit, mais jusqu’à présent, il n’y a pas d’entente avec les Occidentaux. Et surtout, il y a les pays du Golfe - notamment l’Arabie Saoudite - qui veulent la chute du régime de Bachar el-Assad. Selon eux, il faut casser l’axe pro-iranien dont ils considèrent que la Syrie est le maillon faible. Les Saoudiens sont prêts à tout pour faire tomber ce régime y compris armer des jihadistes et se moquent de ce qui peut se passer après Assad. Quant à l’Iran, la Syrie est une question de vie ou de mort, c’est son principal allié au Proche-Orient, il la défendra également jusqu’au bout.
D’où cette proposition des Russes d’établir une conférence sur le modèle de la conférence de Taëf qui avait eu lieu pour mettre fin à la guerre civile du Liban : ils souhaitent essayer de mettre tout le monde d’accord en promulguant bien sûr une amnistie aux belligérants
Il s’agirait d’une sorte de conférence de paix pour mettre fin à ce conflit ?
Une conférence de paix pour tenter de trouver une sortie de crise politique car le problème est de remplacer Bachar el-Assad. Aujourd’hui, l’opposition syrienne, qu’elle soit pacifique ou militaire est très divisée, on l’a vu avec les querelles internes au Conseil national syrien (CNS), on sait que l’Armée syrienne libre (ASL) est divisée en trois branches et une multitude de petits bataillons qui ne répondent à aucun commandement … Donc la question aujourd’hui est la suivante : par qui remplacer Bachar el-Assad ? Avec qui peut-on assurer la continuité institutionnelle du pays et éviter son éclatement ?
Et c’est de ce futur notamment dont les Russes ont peur ?
Les Russes parlent d’une « somalisation » de la Syrie, selon les termes du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov. Ils auraient pu dire « libanisation ». « Somalisation » est un mot qui fait peur mais qui est très réel. Aujourd’hui, toutes les populations des classes moyennes et classes supérieures qui pourraient être le substrat d’une future démocratie syrienne ou en tous cas d’une évolution démocratique du système, partent, quittent la Syrie. Et on se retrouve avec des populations en grande partie pauvres, radicalisées, pour certaines fanatisées, sur le modèle somalien.
La Syrie est le nouveau « terrain de jeu » des combattants jihadistes. Ils sont en train d’endoctriner de jeunes combattants syriens, notamment des adolescents, qui sont plus malléables, en leur disant que la chute de Bachar el-Assad, ce n’est qu’une étape, il s’agit d’un « régime laïque, impie, hérétique, il faut l’abattre », pour pouvoir ensuite porter le fer contre Israël. Comme l’avait déclaré al-Zawahiri, le chef d’al-Qaïda, l’objectif final est de « reprendre la Palestine aux sionistes » et pour cela il faut faire tomber les régimes corrompus – le régime égyptien, le régime syrien – qui défendent Israël, c’est la motivation finale, et c’est extrêmement dangereux.
L’Atlas du Proche-Orient arabe,de Fabrice Balanche, 136 pages. Une coédition RFI/Presses de l’Université Paris-Sorbonne, en vente en ligne et en librairie.