De notre envoyé spécial à Tunis
Depuis la révolution et la chute du président Ben Ali, rien n'est déjà plus comme avant. A la toute puissance d'un parti a succédé une floraison de formations politiques qui entendent bien désormais faire entendre leur voix. Le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président déchu a été dissout, place au renouveau démocratique. Pas moins de 11 000 candidats se présentent pour les 217 sièges à pourvoir, c'est dire si l'aspiration au changement est forte.
L'assemblée constituante devra consolider les acquis de la révolution. Les députés débattront sur le mode de désignation du futur chef de l’Etat. D’ici là, l’actuel président et son gouvernement restent aux affaires. Mais les élus devront surtout travailler à la rédaction d'une nouvelle Constitution : choisir entre régime parlementaire ou régime présidentiel, décider quel sera le degré de séparation entre les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Il faudra aussi répondre à cette question : quelle sera la place du religieux dans le politique ?
Symbole de la rupture, Ennahda se veut rassurant
Ce dernier point est central, la campagne électorale l'a bien montré. En l'absence de sondages fiables, il est encore trop tôt pour savoir ce que pèsent réellement les uns et les autres. Néanmoins, l'impact du discours de la formation islamiste Ennahda a été remarqué.
Fondé en 1980, ses membres ont été persécutés sous l'ancien régime. Son leader historique, Rached Ghannouchi, est resté des années en exil à Londres. Mais à la faveur de la révolution, il est rentré au pays, et son parti a été légalisé. Depuis, son mot d'ordre est clair : ne pas effrayer, rassurer en prônant un islam modéré. Officiellement, il n'est pas question de réclamer l'instauration de la charia et de revenir sur le statut actuel des femmes, le plus libéral de tout le monde arabe. Ennahda est perçu comme défendant les traditions et l'identité musulmane sans remettre en cause la démocratie. Il apparaît aussi comme celui étant le plus en rupture avec l'ancien système.
Ce profil bas des islamistes est t-il sincère ou stratégique ? Les avis divergent. En tout cas, l'un des autres grands partis de la nouvelle scène politique tunisienne n'y croit pas. Les sociaux démocrates du PDP (Parti démocrate progressiste) de Ahmed Nejib Chebbi ont ainsi fait de la dénonciation d'Ennahda l'un des axes principaux de leur campagne.
Manoeuvres de couloirs
Au lendemain de l'élection, les débats risquent donc d'être vifs à l'Assemblée. D'autant plus vifs qu'il devrait y avoir une multitude de partis représentés. La Haute instance
chargée des élections a en effet opté pour un scrutin de listes à la proportionnelle avec « répartition au plus fort reste *». Cela permet d'élargir au maximum l'éventail des formations siégeant dans l'hémicycle. L'idée, louable, étant de n'exclure aucune sensibilité pour la rédaction de la nouvelle Constitution.
Mais le corollaire est que la recherche d'une majorité donnera lieu à des manœuvres de couloir. Les derniers sondages, qui remontent déjà à plusieurs semaines et dont la fiabilité n'est pas assurée, accordaient entre 20% et 30% des suffrages aux islamistes d'Ennahda. Si cela devait se confirmer, ils deviendraient incontournables. Cela poserait la question des alliances pour constituer un pôle majoritaire. Le parti Ettakatol, du démocrate Mustapha Ben Jaafar, peu susceptible de connivence avec l'islamisme politique, ne ferme pas la porte à d'éventuelles discussions en ce sens. Et il n'est pas le seul.
Restaurer la confiance
Demeure aussi le problème des anciens cadres du RCD. La plupart d'entre eux n'a pas été autorisée à se présenter. Mais ils sont toujours présents, soit dans les sphères économiques, soit dans certaines formations politiques. C'est le cas par exemple de l'ancien ministre des Affaires étrangères Kamel Morjane.
Après la révolution, il crée son propre parti, l'Initiative. Prétextant qu'à l'époque où il était aux affaires, il n'était pas au courant de tout, il a tout de même fait son mea culpa. On en retrouve aussi dans le mouvement El Watan de l'ancien ministre de l'Intérieur puis de la Défense Mohamed Jegham. La nouvelle scène politique devra donc aussi compter sur d'anciens caciques du régime Ben Ali. Avec une interrogation : seront-ils ou non un frein au changement ?
L'ancrage de la démocratie est donc finalement le principal enjeu de ce scrutin. La liberté de parole est là, les partis sont au rendez-vous, les jeux sont ouverts. Mais les Tunisiens suivront-ils ? Sur les quelques sept millions d'électeurs potentiels, il n'y en a qu'un peu plus de la moitié à s'être inscrits sur les listes électorales. Le taux de participation sera un indicateur important. L'enthousiasme de la révolution s'est émoussé. Les difficultés économiques se sont accrues. La saison touristique a été un fiasco et les investisseurs attendent de voir avant de revenir. La future Assemblée devra redonner confiance et ne pas décevoir, la réussite du processus démocratique en dépend.
* Plusieurs méthodes existent pour répartir les voix. La méthode du quotient fixe le nombre de voix à obtenir pour avoir un siège (quotient électoral). Le nombre de sièges attribués à chaque liste est ensuite défini en divisant le total des voix obtenu par chaque liste par le quotient électoral. La première répartition effectuée, les restes sont répartis, soit selon la méthode du plus fort reste qui favorise les petits partis (une fois déduites les voix ayant permis la première attribution, les listes ayant le plus de restes l’emportent), soit selon celle de la plus forte moyenne qui favorise les grands (rapport entre les voix restantes et le nombre de sièges restant à pourvoir). Cette dernière est utilisée pour les sénatoriales françaises dans les départements élisant au moins quatre sénateurs. [Source: Viepublique.fr]