Déjà adolescente, Maryam Mirzakhani se fait remarquer sur la scène internationale en remportant deux années de suite (1994 et 1995) la médaille d’or de l’Olympiade international de mathématiques.
A l'époque, Mirzakhani rêvait de devenir écrivain, mais son attachement à résoudre des problèmes lui a ouvert finalement la voie des mathématiques, à son goût encore plus amusantes que les intrigues et imprévus des romans, c’est-à-dire la vie tout court. Plus tard elle comparera les mathématiques aux « puzzles ou connexions des points » comme dans un roman policier.
A cet égard, la démarche de Maryam Mirzakhani peut rappeler celle d’Edgar Morin, penseur français, pour qui la connaissance est le résultat d’une pensée « complexe », c’est-à-dire des « liens » qui se tissent entre les savoirs et qui refusent comme tels tout cloisonnement ou isolement à prétention scientifique.
En matière des preuves scientifiques, dit Maryam Mirzakhani, « je n’ai pas une recette particulière. C’est même cette absence de recette qui constitue à la fois le défi et l’intérêt de la recherche ». Mais qu’en est-il d’une recherche scientifique ? « C’est comme si vous étiez perdu dans une forêt, répond la mathématicienne, et que vous tentiez de vous frayer un chemin de sortie en mobilisant toutes vos connaissances avec de nouvelles astuces et un peu de chance. »
Maîtrise remarquable
Aujourd’hui professeur à l’université de Stanford, en Californie, Maryam Mirzakhani a été étudiante à l’université technologique de Sharif à Téhéran avant d’obtenir un doctorat de Harvard à Massachussetts. A Harvard, elle a mené sa thèse sous la direction du professeur Curtis Macmullen, un autre lauréat de la médaille Fields. Consacrée à la résolution des problèmes du calcul des volumes et de la surface, cette thèse ne tarde pas à se faire remarquer par son originalité.
Ses collègues à Sandford diront que cette thèse avait pour racine une maîtrise remarquable d’une variété disparate de techniques et de cultures mathématiques, y compris dans les domaines d’algèbre, de calcul, d’analyse complexe et de géométrie hyperbolique. Elle donnera lieu à des documents inédits dans plusieurs revues de renom en ouvrant la voie à une nouvelle compréhension de ce que l’on appelle en mathématiques la « topologie de basse dimension ».
Paradoxes d’une réalisation
La mathématicienne iranienne (qui partage la médaille Fields 2014 avec trois autres mathématiciens dont Artur Avila, un Français d'origine brésilienne) a affirmé qu’elle serait « heureuse » si sa prestigieuse récompense « encourageait les jeunes scientifiques, et en particulier les femmes », et qu’elle était « certaine qu’il y aurait bientôt beaucoup plus lauréates qui remporteraient ce genre de prix ».
Cela dit, la réussite que symbolise Maryam Mirzakhani à elle seule est chargée de bien d’autres sens. Non pas parce qu’il s’agit seulement d’une réalisation dans son genre inédite - c’est-à-dire féminine -, mais parce qu’elle est paradoxalement le produit d’un pays peu soucieux de la parité, à savoir un pays où les femmes, en vertu de l’application de la charia, ne sont pas, par exemple, autorisées à étudier dans plus de 60 domaines et disciplines scientifiques et où le Guide de la République islamique, l’ayatollah Khamenei, supprimant par décret les sciences humaines des cursus universitaires (à son avis « trop laïques et occidentales »), déclare ouvertement que la véritable place des femmes est le foyer et que celles-ci « ne parviennent à leur statut qu’en s’occupant de leurs maris plutôt que de se soucier de leur travail et de leur éducation ».
En effet, le « beau symbole qu’incarne Maryam Mirzakhani, selon Saïd Peyvandi, professeur de sociologie à Paris et expert des questions de l’éducation, montre, d’une part, les capacités des Iraniennes au-delà les inégalités dont elles sont victimes et, de l’autre, les grands progrès scientifiques qu’elles pourront encore réaliser en absence de ces mêmes inégalités ». Celles-ci, poursuit le sociologue iranien, « sont à l’origine des pressions culturelles, sociales et économiques qui, depuis plus de trois décennies, poussent chaque année en moyenne 150 000 jeunes scientifiques iraniens, parmi les meilleurs, à quitter leur pays pour s’insérer, à l’instar de Maryam Mirzakhani, dans les universités et instituions de recherche des pays développés. »
Un silence significatif
Dans son pays natal, l’Iran, le succès de Maryam Mirzakhani n’a pas eu l’écho qu’il méritait. Pas un mot, par exemple, de la part du Guide suprême qui ne rate pas cependant une occasion pour affirmer le « progrès » scientifique de la République islamique en matière nucléaire. Les quelques rares journaux iraniens qui ont consacré des articles à la lauréate ont pris avant tout le soin – car c’était cela le plus important à leurs yeux- de publier des images montrant Maryam Mirzakhani avec le voile islamique qu’elle était obligée de porter lorsqu’elle était étudiante en Iran.
Musulmane mariée à un Américain, Maryam Mirzakhani a perdu sa nationalité d’origine. Du coup, pour se rendre aujourd’hui en Iran, car elle y est cependant invitée par les autorités pour donner une conférence, elle doit demander du visa aussi bien pour elle-même que pour son enfant de 3 ans.
En effet, dans l’esprit des dirigeants de la République islamique, la richesse de l’Iran ne se mesure pas par son « capital humain » encore moins par son élite scientifique, mais par ses réserves naturelles en particulier pétrolières, même s’ils ne parviennent pas seuls (comme l’indiquent les sanctions internationales) à les exploiter et à les mettre à profit.
Le phénomène massif de la « fuite du cerveau » est l’un des résultats d’une telle vision qui impose chaque année à l’Iran une perte économique beaucoup plus importante que toute sa recette pétrolière. « Il existe aujourd’hui en Iran, précise Saïd Peyvandi, presque autant d’étudiants qu’en France et en Allemagne, toutes deux réunies, alors que l’économie iranienne, rongée par l’archaïsme et la corruption dus à la rente pétrolière, n’a comparativement aucune capacité d’intégrer ses diplômés dans son marché du travail » peu développé.
Une précarité touchant la jeunesse
De l’aveu même des responsables iraniens, le taux du chômage des diplômés en Iran est aujourd’hui dix fois plus élevé que les non-diplômés. Le ministre iranien du Travail, Ali Rabiie, a récemment reconnu que d’ici deux ans 5,6 millions de diplômés du pays vont s’ajouter au nombre actuel de chômeurs et de précaires. Des précaires qui représentent au moins 70% de la population active en Iran. Selon le ministre iranien de l’Intérieur, d’ici 2020 le nombre des chômeurs diplômés dans son pays s’élèvera à plus de 11,5 millions ; ce qui, d’après le ministre, suffirait à lui seul à faire chavirer n’importe quel système sur ses bases.
La précarité des jeunes n’est pas seulement la conséquence d’une « stagflation », c’est-à-dire une inflation assortie d’une stagnation permanente (après la Venezuela, la République islamique d’Iran est le deuxième pays au monde avec un taux d’inflation le plus élevé). Elle dévoile aussi le retard accumulé d’un système d’éducation supérieure totalement déconnecté de la réalité économique, et cela dans une théocratie par nature anti-Lumières.
Hossein Abdeh-Tabrizi, le conseiller économique du ministre iranien des Travaux publics, vient de déclarer qu’actuellement les universités d’Iran comptent plus de 5 millions d'étudiants. Un chiffre, reconnaît-il, totalement disproportionné par rapport à la population et surtout par rapport aux capacités et besoins économiques et industriels du pays. D’après le conseiller du ministre, « la jeunesse iranienne est majoritairement sans qualification, alors que les universités du pays continuent, depuis au moins deux décennies, à former des étudiants pour des emplois qui n’existent pas ».
Ce n’est donc pas un hasard si le président iranien, Hassan Rohani, a demandé en mars dernier, lors de la réunion du Conseil supérieur de l’emploi, une révision profonde du contenu du système d’enseignement supérieur de façon à ce que celui-ci corresponde autant que possible aux attentes du marché du travail.
Ce qui, cependant, ne l’a pas empêché, comme tous ses prédécesseurs d’ailleurs, d’allouer dans l’année budgétaire actuelle l’équivalent du budget des dix meilleures universités du pays aux écoles coraniques qui ne font que fournir à la théocratie les clercs dont elle a besoin et qui ont aussi une grande part de responsabilité dans ce qu’est devenu le système d’éducation général en Iran.