Lors de sa sortie le 10 juin, « Hard choices » a été qualifié par son éditeur d’« explosif ». C'est le nouveau livre de Hillary Clinton, traduit en français sous le titre Le temps des décisions. L’explosion annoncée n’a toutefois pas eu lieu, du moins pas sur le plan commercial. Tiré à un million d’exemplaires, l'opus de 650 pages (plus de 700 pages en traduction française) retraçant les quatre années à la tête de la diplomatie américaine de l’ancienne secrétaire d’Etat du président Obama peine à trouver son public. A la fin de la première semaine d'existence, le livre s’est vendu à moins de 100 000 exemplaires, soit moins de 10 % du tirage.
Quant à la presse, elle n'a pas été dupe de la pompe et de l'extravaganza publicitaires dont le lancement de l'ouvrage a bénéficiés. « Fade », « ennuyeux », « creux », sont quelques-uns des adjectifs qui reviennent dans les recensions qui lui ont été consacrées dans les journaux. Dans l’ensemble, ces Mémoires ont été perçues par les commentateurs outre-Atlantique comme un volume d’auto-célébration, servant à chauffer les esprits pour préparer l’entrée prochaine de son auteur dans la campagne présidentielle. La candidature de Hillary Clinton pour la présidentielle de 2016 ne fait aucun doute aux Etats-Unis, même si l’intéressée laisse planer le suspense jusqu’aux pages ultimes de son récit où celle-ci déclare : « Je n’ai pas encore pris ma décision ». Le lecteur a du mal à la croire. D’autant que le ton général, les sous-textes laissent entendre une toute autre ambition…
C’est sans doute ce mélange de genres ajouté à la conjoncture de la pré-campagne pour la présidentielle de 2016 qui explique la réception souvent peu favorable de l’ouvrage de l’ancienne première dame. Mais le récit que celle-ci fait de son passage au Secrétariat d’Etat sous Obama n’est pas en soi inintéressant, même si sa narration souffre d’un manque évident d’analyse stratégique à long terme à la Kissinger (dans son livre Diplomatie, par exemple) ou de souffle géopolitique à la Samuel Huntington. Ces Mémoires n'en restent pas moins un témoignage honnête sur l'Histoire à l'oeuvre, certes vue du point de vue de Washington capitale de la première puissance mondiale.
Une approche subjective et scolaire
L’approche de Hillary Clinton est essentiellement subjective. Le premier chapitre du livre s’ouvre sur l’interrogation : « Mais pourquoi étais-je allongée sur le siège arrière d’un monospace bleu aux vitres teintées ? ». Le « je » est omniprésent et sert de grille de lecture personnalisée, permettant au lecteur de s’identifier à l’auteur. Cette narration à la première personne donne à voir une Secrétaire d’Etat qui n’est pas seulement une femme politique, mais femme avant tout. Elle réagit aux situations en tant que « Madame la Secrétaire d’Etat », mais aussi en mentor, amie, militante animée par sa fibre tant sociale que féministe. Ce comportement, pour le moins hors norme, lui vaudra auprès de ses interlocuteurs nord-coréens, a-t-elle raconté, le surnom de « Funny Lady » !
Il y a aussi un côté scolaire à ce livre. Il est organisé par pays (Chine, Birmanie, Afghanistan, Pakistan, Russie, Libye, Iran, Syrie, Haïti), par régions (Moyen-Orient, Asie, Amérique latine) et par thèmes ayant trait aux grandes crises auxquelles Hillary Clinton fut confrontée pendant son mandat : le printemps arabe, l’épisode tragique de Benghazi qui coûta la vie à l'ambassadeur américain en Libye, les effets du changement climatique et le tremblement de terre en Haïti. Ces événements tout comme les voyages diplomatiques importants que la secrétaire d'Etat a effectuées au cours de son mandat, sont racontés en détail, avec chaque fois un topo préliminaire explicatif sur les enjeux historiques, économiques et politiques du pays ou de la région en question. Pour le grand public, peu au fait des intrigues et des soubresauts de la diplomatie internationale, ce livre aux ambitions encyclopédiques est une véritable invitation au voyage au cœur des turbulences qui animent notre époque.
Mais aussi au coeur des priorités de la politique étrangère américaine, en cette aube du nouveau siècle. Ce n'est guère accidentel si le livre s'ouvre sur l'Asie qui fut aussi la toute première destination des visites diplomatiques de la première Secrétaire d'Etat de l'ère Obama. Ce choix reflète, comme l'intéressée l'écrit, la conviction de son équipe et du président Obama que c'est en Asie que « s'écrirait en grande partie, pensions-nous, l'histoire du XXIe siècle».
Différences
Pour Hillary Clinton, l’écriture des Mémoires de ses années à « Foggy Bottom » (le Quai d’Orsay américain) a aussi été l’opportunité de faire le bilan de son action en tant que diplomate en chef des Etats-Unis, de revenir sur les controverses qui ont émaillé son mandat (l'affaire de Benghazi, par exemple), et, last but not least, pour faire entendre sa différence par rapport à l’administration Obama, une administration qu'elle a servie avec loyauté mais avec laquelle elle veut aujourd'hui prendre ses distances.
Les différences concernent notamment le conflit syrien. Dans un chapitre consacré à ce conflit qualifié de « wicked problem » (que nous traduirons par « un cruel dilemme »), l’ancienne chef de la diplomatie américaine affirme avoir suggéré à son président d’armer les rebelles. Mais comme, écrit-elle, « le président était enclin à maintenir les choses en l’état et non à aller plus loin en armant les rebelles (…), j’ai respecté ses réflexions et sa décision ». L’auteur du Temps des décisions révèle aussi avoir mis en garde Obama sur sa gestion trop idéaliste de la révolution égyptienne.
Si Hillary Clinton insiste aujourd'hui sur les différences qui l'ont opposée au président pendant son mandat, c'est parce qu'elles lui permettent d'affirmer sa spécificité politique et idéologique. Comme la presse outre-Atlantique n'a pas manqué de le souligner, Clinton apparaît plus conservatrice («hawkish») sur les questions de politique étrangère majeures telles que le conflit syrien, les relations israélo-palestiniennes, le dossier Afghanistan-Pakistan...
Il y a de fortes chances que ces différences d'hier deviennent les thèmes de la campagne présidentielle à venir, dont le livre de Hillary Clinton brosse les grands enjeux.
Le Temps des décisions.2008-2013, par Hillary Rodham Clinton. Traduit de l’anglais par Perrine Chambon, Lise Chemla, Paul Chemla et Odile Demange. Editions Fayard, 726 pages, 25 euros.