En 2001, le premier recensement national ukrainien dressait un état des lieux des données linguistiques. Il s’agit du seul effectué à l’échelle du pays, même si des sondages plus limités ont été réalisés depuis. Selon ce recensement, 67,5 % de la population déclaraient avoir l’ukrainien pour langue maternelle, contre 29,6 % le russe. Des différences pouvaient être constatées entre les zones rurales où plus de 85 % de personnes déclaraient l’ukrainien comme langue maternelle, et les villes, où ils étaient moins de 60 %.
La situation variait également régionalement, les régions de Lougansk, de Crimée, de Donetsk ou de Sébastopol voyant une prédominance du russe. Dans 3 autres régions, les deux langues étaient à égalité, dans les 20 restantes, l’ukrainien était dominant. Ce rapport entre le russe et ukrainien, les deux langues dominantes, a évolué au fil de l'histoire.
Du temps de l’URSS, la seule langue officielle était le russe. Mais en 1989, l’Ukraine adopte une loi déclarant l’ukrainien langue officielle, tout en protégeant l’usage du russe. Après l’indépendance, la question linguistique devient un enjeu important pour l’Etat ukrainien, qui tente de s’affirmer par ce biais. Dans les années 1990, plusieurs lois viennent poursuivre cette volonté de promotion de la langue ukrainienne. La Constitution de 1996 consacre son rôle comme unique langue d’Etat, mais assurant que « le libre développement, l’emploi et la protection du russe et d’autres langues de minorités nationales sont garantis ». L’Etat ukrainien légifère également sur l’enseignement, la télévision ou la radio pour y développer la présence de l’ukrainien.
Cohabitation des deux langues
Les résultats de cette politique sont mitigés. L’enseignement scolaire en ukrainien a effectivement fortement progressé, même si là encore des disparités régionales sont à noter, comme à Lougansk ou Donetsk. Mais surtout, le recensement de 2001 pose une question qui est en fait très politique, à savoir déclarer sa langue maternelle. L’usage de la langue semble bien différent, selon une étude du Brand and Research Group, qui montrait en 2011 que la langue utilisée dans la vie quotidienne était à 47 % l’ukrainien, à 37 % le russe, et à 15 % les deux. Ces chiffres traduisent une réalité complexe, où la pratique de la langue est bien différente de la théorie et des décisions officielles.
Loin de la vision d’un fossé Est-Ouest, de nombreux Ukrainiens connaissent une cohabitation des deux langues, y compris à Kiev, la capitale. Si toutes les villes parlent ukrainien, le rapport à la langue peut énormément varier selon les situations. Les affiches officielles en ukrainien sont voisines d’annonces en russe. La télévision, la radio ou le cinéma sont dominées par la langue russe, la loi obligeant la présence de sous-titres ukrainiens. Les titres de presse existent en russe comme un ukrainien. La plupart des habitants de l’Ukraine sont en réalité habitués à entendre les deux langues, dans leur entourage familial ou dans leur voisinage. Un cinquième de la population pratique également le « sourjyk », dialecte qui mélange les deux langues. Nombre de discussions de la vie quotidienne ou même d’interviews se déroulent en russe et en ukrainien en même temps, chaque interlocuteur conservant la langue de son choix.
Un enjeu de pouvoir
Dans les années 2000, de nombreux débats ont eu lieu sur la place que devait avoir le russe en Ukraine. En 2006, certaines administrations ont reconnu le russe comme langue régionale ou seconde langue d’Etat, comme à Kharkiv, Lougansk ou Donetsk. Des batailles juridiques se sont déroulées pour savoir si ces dispositions étaient contraires à la Constitution, sans parvenir à trancher de manière uniforme. Les projets de faire du russe une langue officielle se sont multipliés, jusqu’en 2012 où une loi est votée par le Parti des Régions du président Yanoukovitch, établissant le russe comme langue régionale dans les régions avec un certain taux de russophones. L’abrogation de cette loi en février 2014 n’a pas manqué d’alimenter de nouvelles polémiques.
La problématique du statut des langues minoritaires, et en particulier du russe, resurgit à chaque échéance électorale. La question linguistique devient un enjeu de pouvoir, qui est mobilisé aussi bien par les partisans du russe que de l’ukrainien, et indépendamment de leur langue maternelle ou de leur allégeance politique. Des membres de parti opposés politiquement ont pu se retrouver à défendre le russe car leurs intérêts locaux sont en jeu. A l’inverse, le nouveau maire de Kiev, Vitali Klitschko, ou l’ancien Premier ministre, Ioulia Timochenko, sont des adversaires politiques de l’ancien président Victor Yanoukovitch. Tous parlent pourtant plus naturellement russe qu’ukrainien, malgré leurs efforts pour maîtriser cette langue.
Plutôt que son usage réel, c’est la capacité à parler ukrainien si on le désire qui fait sens, expliquait en 2009 le chercheur Abel Polese. Dans les troubles que connaît l’Ukraine aujourd’hui, ces positions politiques sont exacerbées. Lors de son premier discours à la nation le samedi 7 juillet, le président ukrainien Petro Porochenko a pris la parole en ukrainien. Mais lorsqu’il s’est adressé aux habitants du Donbass pour les mettre en garde contre la tentation séparatiste, c’est bien en russe qu’il leur a parlé, en leur promettant la protection de leurs droits.
→ POUR EN SAVOIR PLUS : L'émission Danse des mots : Enjeux et réalités linguistiques en Ukraine
→ A CONSULTER :
- Le recensement ukrainien de 2001.
- Ukraine : Qui parle quoi ?
- En théorie et en pratique : les politiques linguistiques en Ukraine après 1991.
- Ukraine : Enjeux du débat sur le statut de la langue russe.