Libye: guerre civile ou scénario à l’égyptienne?

Qui dirige la Libye, ce bateau-ivre qui navigue depuis deux semaines entre un Parlement désavoué, un Premier ministre contesté et des groupes armés de plus en plus actifs ? C’est la question que des auditeurs de Yaoundé et de Libreville ont posé cette semaine dans Appels sur l’actualité. Il est vrai que les écueils sont nombreux et qu’en l’absence de capitaine, chacun redoute un naufrage imminent. Depuis l’offensive lancée le 16 mai par le général Khalifa Haftar et son groupe armé contre des groupes radicaux dans l'est du pays, la Libye paraît sombrer chaque jour un peu plus dans la guerre civile. La base aérienne de Tobrouk - une des plus importantes du pays - s'est ralliée au général… Et pendant ce temps, à Tripoli et Benghazi, les diplomates commencent à évacuer les lieux.

Après l’offensive du général à la retraite contre les groupes terroristes de l’est du pays, peut-on dire qui gouverne vraiment la Libye en ce moment ?
Il n’y a plus de pouvoir incontesté en Libye. On pourrait même dire que tous les centres du pouvoir sont contestés. Le Congrès général national, c'est-à-dire le Parlement, a été désavoué par les partis laïques, par le précédent gouvernement qui lui a demandé de se mettre en congés jusqu’aux prochaines législatives, par une brigade de Zintane, qui a voulu stopper ses travaux par la force le 18 mai dernier et par le général Khalifa Haftar, qui a demandé sa dissolution. Ce général en retraite qui a pris, il y a quinze jours de cela, la tête d’une croisade contre les groupes radicaux dans la région de Benghazi, estime que le Congrès est manipulé par la frange politique de la mouvance islamiste. D’une façon globale, les partis laïques contestent au Congrès sa légitimité depuis que celui-ci a prolongé de façon unilatérale son mandat jusqu’à décembre prochain.

Qu’en est-il du gouvernement et des groupes armés ?
Le gouvernement n’est guère plus légitime aux yeux d’une bonne partie des acteurs. Les islamistes qui dominent le Congrès général national ont réussi à faire nommer un nouveau Premier ministre, Ahmed Meitig, mais celui-ci est d’ores et déjà rejeté par les libéraux. Il se heurte aussi à l’hostilité du général Haftar et d’une partie des groupes armés anti islamistes. C’est dans ce contexte que des hommes armés ont attaqué sa maison à la roquette et aux armes légères, tôt ce mardi à Tripoli, alors que le nouveau Premier ministre et sa famille se trouvaient à l'intérieur. Plus de peur que de mal pour cette fois… Quant aux groupes armés, le fragile équilibre entre brigades de diverses obédiences a été rompu par l’irruption à l’Est, du général Haftar à la tête d’une « armée nationale libyenne » autoproclamée qui a reçu le soutien de certains groupes armés et de plusieurs unités de l’armée régulière. L’opération « Dignité » lancée par Haftar est en train de recomposer le paysage militaire en polarisant les groupes armés en deux camps, d’une part les groupes d’obédience laïque et d’autre par les milices radicales affiliées à la mouvance djihadiste internationale.

Peut-on qualifier de coup d’Etat cette irruption politico-militaire du général Haftar ?
Pour l’instant, le général s’en défend. Il affirme vouloir combattre des milices comme « la brigade des Martyrs du 17 février » et Ansar al-Charia, toutes deux considérées comme proches d’al-Qaïda. Il a reçu plusieurs soutiens de poids, notamment certaines unités d’élites de Benghazi, de Tobrouk, ainsi qu’une partie de l’état-major de l’armée régulière à Tripoli. D’autres brigades très puissantes de la région de Tripoli, comme celle de Zintane, approuvent son action. Tout se passe comme si le général escomptait rallier sous sa bannière suffisamment de groupes armés pour ne pas avoir à combattre les autres mais à les neutraliser. Il se défend de toute ambition politique mais d’une part, il agit en dehors de tout mandat officiel et d’autre part, son action sape l’autorité des institutions. Par ailleurs, en prenant position contre le Congrès général national, l’ex retraité de l’armée a fait irruption dans le champ politique sans que nul ne puisse prédire où s’arrêtera cette irruption. Le général veut-il se rendre incontournable dans la désignation des futures autorités politiques ? Se rêve-t-il en maréchal Sissi version libyenne ? Ce qui est certain, c’est que l’activisme du général Haftar entraîne de plus en plus de résistance. Le Congrès général national est désormais en mesure de compter sur la brigade de Misrata, qui est arrivée à Tripoli dans l’objectif avoué de protéger les parlementaires contre toute action de force. A Benghazi, Ansar al-Charia et la brigade des Martyrs du 17 février ont juré de combattre le Garibaldi de la Cyrénaïque et s’organisent en ce sens.

Quelle est la position de la France et des Etats-Unis envers le général Haftar ?
La position des grandes puissances est assez ambigüe. On sait que le général Haftar est proche des Américains puisque, dans les années 1990, il a été récupéré par la CIA dans le but de déstabiliser Kadhafi. Aujourd’hui, le département d’Etat, c’est-à-dire le ministère américain des Affaires étrangères, affirme ni ne soutenir ni n’approuver les actions d’Haftar, et dément lui apporter assistance. Mais l’ambassadrice américaine en Libye, Deborah Jones, a clairement affirmé la semaine dernière qu’elle ne voulait pas condamner un homme qui se bat, a-t-elle expliqué, contre ceux qui ont attaqué la représentation diplomatique américaine à Benghazi en 2012. Du coté français, on a vu Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, recevoir Mahmoud Jibril, l’ancien Premier ministre qui soutient ouvertement Haftar. En fait, Paris et Washington redoutent de voir la Libye devenir un sanctuaire des mouvements djihadistes, ce qui déstabiliserait tout le Sahel et représenterait une menace pour les régimes des pays environnants. On peut donc voir derrière cette complaisance affichée envers le général Haftar un encouragement qui ne dit pas son nom. Paris et Washington rêvent-il d’un scénario à l’Egyptienne pour la Libye ? Ce qui est certain c’est que la profusion et la puissance des groupes armés rendent extrêmement compliquée l’émergence d’un chef militaire en Libye. Plus dangereux, la polarisation actuelle entre les islamistes d’un côté et les laïcs de l’autres fait aussi craindre un embrasement généralisé.

 

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