Dans un discours prononcé le 20 avril dernier, l’ayatollah Ali Khamenei a qualifié d’erreur fondamentale l’idée occidentale de l’égalité des sexes : « C’est une tromperie de vouloir séparer la question des femmes de celle de la famille », a dit le Guide suprême iranien, pour qui les femmes « ne parviendront à leur statut qu’en s’occupant de leurs foyers et maris plutôt que de se soucier de leur travail et de leur éducation. »
Quelques heures plus tard, le président iranien, Hassan Rohani, a réagi implicitement à ses propos en affirmant inacceptables « l’exclusion des femmes et la violence exercée à leur endroit », soutenant le principe « de l’égalité entre les sexes » tout en avouant qu’en la matière il restait « un long chemin à parcourir en République islamique. »
Ces divergences de vue au sommet de l’Etat montrent qu’il n’existe pas d’unanimité sur ce sujet qui a constitué l’un des défis majeurs de la République islamique au moment de sa fondation : la place des femmes au sein de la société. Elles indiquent aussi que la question de l’égalité entre les sexes continue à être au centre du problème majeur de l’Iran contemporain.
Du « dévoilement » par décret
Déjà, au tout début du XXe siècle, beaucoup de ceux qui animent le mouvement « constitutionnaliste » en Iran considérent l’exclusion des femmes comme une entrave majeure à la démocratisation du pays. Tandis que Mohmmad-Taghi Vakil-o Alroayâ, député de Hamadan à la première Assemblée devenue constituante, revendique ouvertement le droit de vote pour les Iraniennes, deux clercs influents de l’époque, Hassan Modaresse et cheikh Fazlollah Nourri, rejettent cette proposition et la considèrent comme corruptrice du fondement de la société.
C’est sur le fond de ce conflit entre la place de la loi divine (charia) et le droit positif que le « dévoilement » (Kashfe hejab) voit le jour par décret en 1935, comme base d’une modernisation, mais aussi d’une exclusion du clergé du pouvoir par Reza Shah, fondateur de la dynastie Pahlavi. Cela dit, ni le mouvement constitutionnaliste ni la modernisation de Reza Shah ne mettent fin véritablement à la société patriarcale : les femmes continuent à être privées de leurs droits, en vertu de l’application de la charia qui dans le domaine de la famille par exemple accorde toujours aux hommes le droit d’épouser plusieurs femmes à la fois et de s’en séparer avec ou sans leur consentement.
Même la Loi fondamentale issue du mouvement constitutionnaliste, considérée comme prélude à la modernité politique en Iran, a sauvegardé la prérogative du clergé jusqu’à l’avènement de la Révolution islamique de 1979, prérogative qui consistait à invalider les lois votées par l’Assemblée lorsque celles-ci étaient jugées contraires à la charia. Ce privilège anticipait à sa manière le système du Velayet-e Faqhi - le gouvernement du clergé théorisé par l’ayatollah Khomeiny avant la révolution et appliqué par lui après la chute du Shah.
Quelques trois décennies après le « dévoilement » intervenu lors de la « révolution blanche » à l’époque de Mohammad-Reza Shah Pahlavi, les Iraniennes accèdent pour la première fois en 1963 au droit de vote, tandis que les nouveaux dispositifs de la « loi de protection de la famille » vont améliorer sensiblement la condition des femmes.
Ces mesures, qui rencontrent immédiatement l’opposition d’une partie du clergé chiite et à sa tête l’ayatollah Khomeiny, ne suscitent guère la vigilance des femmes, et en particulier celles de la classe moyenne, lors des événements de 1979 qui consacrent l'arrivée d'un gouvernement islamique se substituant au régime impérial. Cette indifférence est liée au fait que les droits octroyés aux femmes n’engendrent guère de liberté et de changements dans les conditions politiques des Iraniens en tant que citoyens.
Entre 1963 et 1979, aucune élection véritablement libre n’a eu lieu en Iran. Le pouvoir central continue à considérer comme son principal « ennemi » les libéraux et communistes, au fond les forces laïques, sans hésiter à les écarter, entre autres par le renforcement du pouvoir du clergé en tant qu’allié traditionnel de la Cour. Mais dans l’intervalle, l’ayatollah Khomeiny a totalement changé son discours, se présentant cette fois comme défenseur des droits des femmes et en s’opposant aussi au caractère obligatoire du voile dit islamique.
Une alliance hétéroclite
Toutefois, jusqu’en 1978, l’opposition contre les réformes de la dynastie Pahlavi, en particulier contre le « dévoilement » ou l’occidentalisation des mœurs, lie profondément le clergé traditionnel aux figures emblématiques libérales (religieuses ou pas) et les « intellectuels » de gauche. Les cas les plus significatifs d’une telle fusion furent peut-être ceux d’Ali Shariati et de l’ayatollah Morteza Motahari : deux intellectuels islamistes qui ont joué un rôle majeur dans la formation du discours de la révolution islamique à travers la question des femmes.
Pour eux, le voile fut avant tout un rempart contre les valeurs occidentales, lesquelles, à leurs yeux, corrompent la famille et la société au nom de la « liberté des femmes ». Ainsi expriment-ils leur inquiétude quant à l’impact des valeurs occidentales sur la libération des relations entre les hommes et les femmes, et cela dans une société en pleine effervescence modernisatrice.
Dans leur imaginaire, la protection de la sexualité, qui se réduit « en dernière instance » à celle de l’organe génital féminin, devait être comprise dans la continuité des luttes « anti-impérialistes » de l’époque. Cette hostilité sexuelle contre l’Occident est à même de séduire les jeunes des familles traditionalistes qui viennent d’horizons intellectuels différents et qui voent en grande partie remplir les rangs des Gardiens de la Révolution et des groupes paramilitaires dits « Bassiji » sur qui le clergé fonde tout son pouvoir.
Force est de constater que cette forme singulière d’hostilité contre l’Occident a surtout facilité la tâche des mollahs à appliquer la charia sur tous les plans et à faire reposer sur elle le nouvel ordre politique où la femme, objet de tous les désirs et convoitises, paraîtra comme un être par nature corrompu/corrupteur et susceptible de semer le chaos dans l’ordre social. D’où la nécessité, pour le clergé, d’écarter ce danger par l’imposition du voile islamique et de séparer autant que possible les femmes et les hommes dans l’espace public. Il n’est donc nullement exagéré d’affirmer qu’avec le régime islamique, s’instaure en Iran un système de hiérarchisation et de ségrégation ayant pour principe non pas la race mais le sexe, dans une perspective religieuse.
Les femmes motrices de la démocratisation
Dans cette conception, la femme devient l’objet de possession non seulement de son père ou frère ou son mari, mais encore de tous les hommes dont la tâche proclamée consiste à veiller à ce qu’aucune femme n’échappe aux règles définies par la charia et à réprimer les « dérives », et surtout celles qui mettent en question, ne serait-ce que par leurs habits, les valeurs de la société patriarcale.
C’est par le biais de la répression, en tout cas de la « surveillance et la punition » du corps féminin, que le régime islamique parvient aussi à imposer sa volonté et ses lois à l’ensemble de la société iranienne et à tenter indéfiniment d’exclure les femmes des domaines tels qu’éducation, travail, sport, loisir, etc.
C’est ainsi que les lois de la famille sont à nouveau changées au profit des hommes - lesquels peuvent désormais se séparer de leurs femmes même sans leur consentement et en leur absence, auprès des tribunaux régis exclusivement par le clergé. L’instauration du voile obligatoire permet aux mollahs de bannir les libertés fondamentales et de renforcer leur pouvoir. Et sans cette obligation, sans cette mesure ségrégationniste à l’endroit des femmes, le pouvoir clérical n’aurait pas duré.
Ce n’est donc absolument pas un hasard si l’ayatollah Khomeiny impose par décret le voile islamique dès son arrivée au pouvoir, et cela dans l’indifférence et l’inaction des libéraux et de la gauche iranienne. Par cette mesure, il ne fait qu’engager la République islamique pour plus de trois décennies dans un affrontement déclaré contre les femmes qui résistent et réclament leurs droits contre toute forme de ségrégation et d’obligation.
Par sa décision, le fondateur de la République islamique fait alors de l’égalité des femmes – et cela en dépit de lui-même - la mesure de la liberté de tous et de la possibilité d’une transition vers la démocratie en Iran : le véritable champ de bataille pour la conquête de l’avenir en faisant des Iraniennes la principale force motrice d’une possible démocratisation dans leur pays.