Ancien rouge devenu vert, Daniel Cohn-Bendit entame une nouvelle vie

Ardent défenseur de l’idéal européen durant vingt ans en tant que député au Parlement de Strasbourg, Daniel Cohn-Bendit a tiré sa révérence sous les applaudissements le 16 avril. A 69 ans, l’icône de la révolte étudiante de mai 68 reprend sa liberté pour « s’inventer une nouvelle vie ».

De l’émotion beaucoup, de la provocation un peu, de l’éloquence aussi, puis une sortie sous les applaudissements, il y a eu tout cela le 16 avril dernier lorsque Daniel Cohn-Bendit, co-président du groupe écologiste au Parlement européen, a prononcé son ultime discours devant ses collègues députés à Strasbourg. A 69 ans, et après quatre mandats de cinq ans, « Dany » a quitté la scène politique avec panache, louant la grande idée européenne mais fustigeant, comme souvent, une assemblée trop frileuse à son goût, « incapable d’être le contrepoids des politiques nationales », selon ses termes exacts.

Juif allemand de Montauban

L’idéal européen, ce fils de juifs allemands né à Montauban (Tarn-et-Garonne) en avril 1945 était prédestiné a en devenir le meilleur avocat. C’est d’ailleurs cette profession même d’avocat – avocat de l’extrême gauche allemande – qu’exerçait son père, Erich, lorsqu’il décida avec Herta, sa femme d’origine polonaise, de fuir l’Allemagne dès l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933. Avec l’humour qu’on lui connaît, Cohn-Bendit l’antimilitariste évoquait ainsi sa naissance dans les colonnes du Nouvel Observateur en mars 1999 : « Quand les alliés débarquent en juin 1944, mes parents se prennent à espérer. Alors, ils font l’amour et neuf mois plus tard, en avril 1945, je nais à Montauban : voilà comment je suis l’enfant d’une intervention militaire ! ».

Le nouveau-né de la Libération va vivre une enfance relativement heureuse mais compliquée. Son père regagne seul l’Allemagne dès 1950 pour exercer à nouveau son métier d’avocat puis tombe gravement malade, avant de décéder d’un cancer en 1959. Elevé d’abord en France où est restée sa mère, le jeune Daniel intègre une école alternative près de Mannheim en 1956, alors qu’Herta a rejoint Erich à Francfort pour s’occuper de lui durant sa maladie. Profondément marqué par ces changements de vie, Daniel s’évade grâce au théâtre qu’il pratique à l’école. De là lui vient certainement son talent d’orateur. Il va rester encore en Allemagne après le décès de sa mère en 1963. Et ce n’est qu’en 1965 qu’il revient en France pour suivre des études supérieures en sociologie, à la faculté de Nanterre.   

Dans le climat ultra-politisé de l’époque, le nouveau-venu ne tarde pas à se faire repérer comme meneur des étudiants d’extrême gauche et trublion du campus. Dès la rentrée 1967, le doyen de Nanterre veut se débarrasser de lui et le faire transférer à la Sorbonne. Six mois plus tard, Cohn-Bendit devient l’un des instigateurs du Mouvement du 22 mars, point de départ nanterrien de la révolte étudiante de mai 1968. Cette révolte, il va en devenir la figure emblématique par sa gouaille et son culot, magnifiquement illustrés par la célèbre photo de Gilles Caron où il défie, sourire en coin et œil rieur, un CRS deux fois plus grand que lui.

Icône de Mai 68

Comme il n’a pas la nationalité française, les autorités, trop contentes de l’aubaine, en profitent pour lui signifier un arrêté d’expulsion. Celui qui est devenu Dany le Rouge (à la fois par référence à sa tignasse rousse et à son appartenance à l’extrême gauche) se voit donc forcé de quitter la France le 21 mai ….pour y revenir une semaine plus tard, les cheveux teints en brun afin de ne pas se faire repérer à la frontière. Alors que Mai 68 vit ses derniers soubresauts, il quitte à nouveau l’Hexagone dissimulé dans une voiture de sport conduite par l’actrice Marie-France Pisier avec qui il va passer une partie de l’été. Quand on est amoureux, à la fois de la vie et d’une très jolie femme, la révolution peut bien attendre… 

Interdit de séjour sur le sol français, une sanction qui durera dix ans, Dany s’installe en Allemagne, à Francfort. Souffrant de son exil forcé, il revient quand même plusieurs fois en France, clandestinement, notamment pour voir son frère aîné Gabriel qui est enseignant à Saint-Nazaire. A posteriori, il considère pourtant cet éloignement forcé comme une chance. « Ça m’a obligé à me construire une autre vie » confiait-il au Point, il y a quelques années. Quand on l’interroge sur Mai 68, période charnière dans l’histoire de la société française, l’ancienne icône prend d’ailleurs assez vite ses distances.
 
« Mai 68, c’est la date où je suis devenu docteur, docteur ès mouvements de société, ès luttes révolutionnaires, ès jeunes... confiait-il au quotidien belge Le Soir en mai 2000. Je crois que c’est normal qu’on me ramène sans cesse à cela, poursuivait-il. À Neil Armstrong aussi, on doit encore lui demander de raconter ses premiers pas sur la lune ». Lucide, il dira même plus tard : « Mai 68, qu’en reste-t-il ? Rien. C’était l’Antiquité. Le monde a changé ». Nostalgique de sa jeunesse sans doute mais des soixante-huitards, pas du tout. La politique en revanche, il l’a toujours eue dans le sang. À Francfort, il s’écarte cependant très vite des mouvements d’extrême gauche les plus radicaux dont certains - comme la Fraction Armée Rouge - ont opté pour la lutte armée et le terrorisme, une abomination pour ce pacifiste non-violent.

Des Grünen au Parlement

Dans sa mère-patrie (longtemps apatride, Daniel Cohn-Bendit a opté pour la nationalité allemande à sa majorité, principalement pour ne pas effectuer son service militaire), il ne perd pas le contact avec le combat politique. Il devient aide-éducateur dans une crèche autogérée, employé à la librairie Karl Marx de la ville où il sympathise avec le futur ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer et collabore à Pflasterstrand, le journal du mouvement libertaire. C’est la période des discussions à n’en plus finir et à refaire le monde mais son discours s’adoucit au contact des réalités de l’existence. C’est à cette même période qu’il s’attèle à la rédaction de « Nous l’avons tant aimée, la révolution », une galerie de portraits.
 

Il faut attendre 1984 pour le voir adhérer à un parti. Ce sera les Grünen, le parti écologiste allemand où il suit Joschka Fischer. Chez les Verts, il fait partie des « réalo » (les réalistes) favorables à une coalition majoritaire par opposition aux « fundi », ces fondamentalistes un peu caricaturaux de l’écologie à tout crin. Cinq ans plus tard, il devient adjoint au maire SPD de Francfort en tant que chargé des affaires multiculturelles, un poste qu’il occupera durant près de huit ans avec 40 personnes sous ses ordres.

Dix ans après avoir adhéré aux Grünen, il obtient en 1994 son premier mandat électif en tant que député au Parlement européen sous l’étiquette des Verts allemands, le début d’une histoire d’amour de 20 ans avec une instance dont il sera l’un des membres les plus assidus et les plus démonstratifs. « Je ne suis ni Français, ni Allemand, je suis Européen » ne cessera-t-il de répéter, une profession de foi qui se concrétisera jusque dans ces quatre mandats successifs : deux sous l’étiquette des Grünen (1994-1999, puis 2004-2009) et deux sous celle des Verts (1999-2004, puis 2009-2014).

Un triomphe en 2009

Fervent promoteur d’une Europe fédérale et farouche opposant à tous les nationalismes, ses éclats de voix seront nombreux dans l’enceinte de l’UE, du « Ta gueule ! » adressé au socialiste allemand Martin Schulz lors d’un débat sur la nomination de José-Manuel Barroso à la présidence de la Commission européenne au « C’est une honte ! » asséné à Nicolas Sarkozy avant les Jeux olympiques de Pékin. Il connaît son heure de gloire lors des élections européennes de juin 2009 lorsqu’à la tête de la liste Europe écologie-Les Verts il obtient autant d’élus que le PS (14) avec un score inédit et inespéré de 16,28% à l’échelon national et de 20,86% dans la circonscription Ile-de-France. Ce succès ne lui monte pourtant pas à la tête. 

Trop indépendant pour représenter les Verts à la présidentielle et trop attaché à l’Europe pour accepter de devenir ministre, il ne briguera pas d’autres fonctions que celle de député européen avant d’annoncer sa retraite, le 16 avril dernier. Celui qui a dit : « J’ai toujours voulu expérimenter toutes les dimensions de moi-même » veut désormais, comme il le déclarait l’an dernier au Point, « s’inventer une nouvelle vie ».  Successivement libraire alternatif, éducateur, journaliste, animateur d’émission littéraire, homme politique et commentateur de foot, à 69 ans, le néo-retraité ne manque pas de projets.

Le premier est déjà en court de réalisation : un road-movie sur la Coupe du monde de football (l’une de ses grandes passions) qui le verra sillonner le Brésil en juin et juillet prochain. Également dans les tuyaux, l’écriture d’un livre sur l’identité juive, lui qui n’a jamais été pratiquant. Sollicité de toutes parts, il va prendre son temps, à présent que sa femme Ingrid est pratiquement à la retraite et que son fils Béla, est en âge, à 23 ans, de voler de ses propres ailes. « Je n’ai pas encore décidé mais j’ai deux exigences : ne pas être à plein temps à Paris et rester complètement libre ». Ça, on s'en serait douté.

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