Raghuram Rajan est un homme en colère. Cet ancien «Chief economist» du Fonds monétaire international (FMI) dirige aujourd'hui la puissante Reserve Bank of India (RBI), la banque centrale indienne. L'homme peste contre la nouvelle politique monétaire des Etats-Unis qui lui a fait passer, cette année, son pire mois de janvier. La décision de la Federal Reserve, la Fed (banque centrale américaine) de réduire son soutien à l'économie nationale par le biais d'achats d'actifs, a provoqué en début de l'année une véritable tornade sur les marchés des devises des pays émergents.
La roupie indienne a perdu 15 % de sa valeur. Une chute de plus de 13,9 % en quelques jours pour le peso argentin. Le rouble russe, le rand sud-africain, le réal brésilien tout comme la livre turque ont également plongé, avant de se reprendre sous l’effet conjugué des mesures prises en toute urgence par les autorités : contrôles sur l’achat de devises, hausse des taux et injections de liquidités… Le répit n'a malheureusement été que de courte durée.
Compte tenu des fluctuations qui continuent de frapper les devises émergentes, il est raisonnable de se demander si les mesures prises suffiront pour arrêter leur dégringolade ? Et surtout pour stopper la fuite des capitaux ? Rien n’est moins sûr, d’autant que le dollar sort revigoré par la nouvelle politique de la Fed et s’impose de nouveau comme valeur-refuge. Le resserrement du crédit par la banque centrale américaine a rendu le billet vert plus attractif, plus sûr et plus rentable pour les investisseurs spéculatifs qui sont en train de se désengager massivement des actifs qu’ils jugent les plus risqués comme les monnaies des pays émergents. Le processus a commencé l'été dernier lorsque la simple évocation par le président de l'époque de la Fed, Ben Bernanke, d'un possible changement de sa politique de l'argent facile avait suffi pour déclencher des rapatriements massifs de fonds vers des pays industrialisés. Plus d'un milliard de dollars ont alors fui les marchés obligataires indiens en l'espace d'une semaine !
Le désarroi des émergents
Prenant la parole deux jours après la décision de la RBI d’augmenter son principal taux directeur à 8 %, son patron a rappelé que les émergents avaient aidé les pays développés à sortir de la crise financière de 2008 en mettant en place des plans de relance massifs fondés sur l’investissement public et que c’était maintenant le tour des pays industrialisés de s’assurer que les pays émergents ne se retrouvent pas à court de financement pour leurs projets de développement.
La colère de Raghuram Rajan traduit aussi le désarroi des émergents face au dysfonctionnement du G20 qui semble avoir perdu aux yeux des décideurs occidentaux sa pertinence maintenant que la crise des subprimes est derrière nous. Le refus récent par le Congrès américain de ratifier la réforme du FMI qui aurait donné une voix plus importante aux nouveaux pays au sein de cette institution confirme le désintérêt grandissant pour les émergents. Les analystes économiques s’étonnent par ailleurs que la circulaire annonçant la décision de la Fed de ralentir son soutien monétaire ne mentionne guère les fortes turbulences qui ont récemment affecté les monnaies des pays émergents alors même que la politique monétaire américaine est jugée en partie responsable de leurs malheurs.
«Améliorer les fondamentaux»
Pour nombre d’analystes, la responsabilité des turbulences que connaissent les émergents tant sur le plan monétaire que sur celui des investissements incombe en grande partie aux émergents eux-mêmes. Le FMI pointe du doigt la nécessité d'«améliorer les fondamentaux (économiques des pays) et la crédibilité de leurs politiques». Si les investisseurs ont retiré massivement leurs capitaux, c'est parce qu'ils se sont rendu compte de la vulnérabilité de certaines de ces économies. La croissance a ralenti en Inde, mais aussi au Brésil et en Afrique du Sud, en partie parce que les décideurs politiques n'ont pas su profiter des années de « boom » et de l'afflux des capitaux étrangers pour réformer l'économie et doter le pays d'infrastructures essentielles qui font encore défaut.
Enfin, les marchés émergents qui ont été les plus touchés par la crise des devises sont aussi ceux où la situation politique demeure fragile. C'est le cas notamment de l'Inde, l'Indonésie, l'Afrique du Sud, la Turquie, la Thaïlande où des élections importantes devront avoir lieu prochainement. Dans ce contexte, comment s'étonner que l'enthousiasme initial pour les économies de marché émergentes après 2008 ait cédé au désintérêt chez les investisseurs et les décideurs ?
Pour autant, le phénomène de l'émergence économique n'est certainement pas fini. « La montée des puissances économiques non-occidentales est un mouvement profondément ancré dans l'histoire », a écrit Gideon Rachmann dans le Financial Times, rappelant que les grands pays émergents ont enregistré depuis1960 une croissance de 600 % contre 300 % pour les pays industrialisés. L'entrée en scène des MINT (Mexique, Indonésie, Nigeria et Turquie) qui promettent de rattraper prochainement les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) suggère que la dégringolade des devises à laquelle le monde assiste depuis le début de l'année ne sera peut-être pas le dernier mot en matière d'émergence.