Modernité de l’ancien: plongée dans la pensée politique de l’Inde antique

Ecrit il y a plus de vingt-cinq siècles dans le nord de l’Inde, l’Arthashastra traite des mécanismes du pouvoir du point de vue administratif, économique, militaire et diplomatique. Etonnamment contemporain, ce traité sur le pouvoir, sa gestion et son usage est considéré par les politologues modernes comme une œuvre exceptionnelle qui a posé les fondements de la science politique. Pour l’économiste Jean-Joseph Boillot, cet ouvrage ancien peut servir de grille de lecture des crises que traverse la gouvernance dans l’ensemble du monde démocratique.

On ne présente plus Jean-Joseph Boillot. Economiste de formation, cet ancien diplomate s’est spécialisé dans les pays émergents qui concurrencent aujourd’hui les économies développées. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les promesses et les lourdeurs de ces pays, dont l’Inde où Jean-Joseph Boillot a été en poste à l’ambassade de France dans les années 1990. Ses écrits sur l’économie indienne ou ses études sur les forces comparatives de cette dernière par rapport aux économies chinoise et africaines font autorité. Il vient de faire paraître son nouveau livre : L’Inde ancienne au chevet de nos politiques : l’art de la gouvernance selon l’Arthashastra de Kautilya.

L’Arthashastra qui signifie littéralement en sanscrit « traité de la prospérité» est le chef-d’œuvre de la littérature politico-militaire de l’Inde antique. Reconnu comme l’un des grands textes fondamentaux sur la diplomatie, l’art militaire, mais aussi la gouvernance, il est souvent comparé au Prince de Machiavel et considéré comme le premier ouvrage à avoir posé les fondements de l’art du politique, basé sur la realpolitik, et cela quinze siècles avant le Florentin.

L’art du politique

Ecrit vraisemblablement au IVe siècle avant l’ère chrétienne, l’Arthashastra fait partie d’une série de textes hindous anciens qu’on appelait « shastra » ou « l’art de… » et dont l’objectif était de proposer une synthèse des doctrines et d’idées en cours à l’époque sur des sujets divers, allant de l’architecture à la zoologie, en passant par la chimie, l’astronomie, l’éthique, la langue ou le désir. C’étaient les « Que sais-je ? » de l’antiquité indienne, dont on ne connaît pas toujours les auteurs.

Le traité qui est au cœur du livre de Jean-Joseph Boillot est attribué par la tradition à un certain Kautilya, nom de plume signifiant le « Rusé » de Chanakya qui fut l’un des premiers hommes politiques indiens, à la fois stratège et gestionnaire. Il fut le conseiller et Premier ministre de l’empereur Chandragupta Maurya, fondateur de la grande dynastie desMaurya qui régna sur l’Inde du Nord de 323 à 185 avant notre ère. Chanakya, qui avait aidé le prince à prendre le pouvoir en écrasant la puissante armée de la dynastie en place, aurait selon la tradition joué un rôle majeur dans le gouvernement de l’empire qui a vu sous les Maurya étendre leur domination jusque dans l’actuel Afghanistan, comme en témoignent les piliers d’Asoka - encore visibles aujourd'hui - érigés sous le règne de l’empereur du même nom, le petit-fils du fondateur des Maurya .

Comparé à Bismarck, Chanakya est considéré comme la cheville ouvrière de cet empire puissant et vaste qui fut le premier et l’un des rares avec les Moghols et les Britanniques au XVIe et au XIXe-XXe siècles respectivement, à réunir la majeure partie de l’Inde sous une administration centrale. C’est l’expérience de la gouvernance du vaste empire des Maurya qui fut sans doute le point de départ de la rédaction de l’Arthashastra.

Tout comme Le Prince de Machiavel, le traité indien ne s’attarde pas sur des cas précis ou sur des événements historiques, mais se contente de tirer des conclusions générales qui font l’originalité de ce livre, qui se veut avant tout un manuel de gouvernance destiné hier aux rois et à leurs successeurs moins royaux d’aujourd’hui. Henry Kissinger ne s’y est pas trompé en comparant dans son dernier opus, L’Ordre mondial (Fayard, 2016), Chanakya à Machiavel et Carl von Clausewitz et en le félicitant d’avoir été le premier à penser la politique en dehors de toute velléité sentimentaliste ou idéologique.

Vingt siècles avant notre époque, le conseiller du roi indien disait déjà : « Car le roi sévère avec son fouet devient une source de terreur. Le roi clément avec son fouet est méprisé. Le roi qui est juste avec son fouet est un roi honoré. » Une formule que les souverains actuels pourraient revendiquer sans problème.

Corriger le vice naturel des hommes

Dans sa version originelle, l’Arthashastra est divisé en quinze parties, dont les plus connues sont les chapitres sept, onze et douze consacrés à la diplomatie et à l’art militaire. Cette pensée de la géopolitique est basée sur ce que Chanakya appelle « rajamandala » ou « cercle des Etats » : elle part de la réalité des relations entre les Etats fondées sur la logique de « l’ennemi de mon ennemi est mon allié ». Si l’auteur ne proclame pas la guerre comme la condition naturelle de la vie des Etats, l’équilibre dans les relations internationales passe selon lui par l’établissement par les Etats les plus puissants de leur hégémonie sur leur environnement immédiat.

Pour Jean-Joseph Boillot, ce sont les parties du livre consacrées à la gouvernance domestique qui constituent le « cœur du traité ». Reprenant une par une les propositions du penseur indien sur les aspects de la politique intérieure, il s’attache à démontrer combien dans ce domaine aussi en mettant l’accent sur l’Etat de droit, loin de toute forme d’absolutisme oriental ou occidental, la vision indienne se révèle moderne et pragmatique.

« C’est que l’Etat moderne selon Kautilya, explique Jean-Joseph Boillot, est un Etat tout à la fois libéral, social, entrepreneur et enfin régulateur ». Ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’a été la tradition des sciences politiques en Occident à partir du XVIIe siècle, notamment avec le philosophe anglais Thomas Hobbes qui avait, lui aussi, attiré l’attention sur la nécessité de mettre en place une bonne administration qui s’appuie à la fois sur le droit et la force pour corriger « les vices naturels des hommes ».

« On reconnaît ici, écrit Jean-Joseph Boillot, le grand pragmatisme du monde indien : prendre les humains tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. » Rien n’illustre mieux ce pragmatisme réaliste qui sous-tend la pensée de l’Arthashastra que ce passage du livre sur la corruption, traduit par son commentateur français : « Tout comme il est impossible de ne pas goûter le miel ou le poison qui se trouve à la pointe de la langue, il est impossible pour un fonctionnaire de ne pas chercher à détourner ne serait-ce qu’un peu des revenus du royaume. Tout comme on ne peut savoir si les poissons qui nagent avalent ou non de l’eau, on ne peut savoir si les agents employés dans des tâches publiques volent ou non de l’argent à des fins personnelles. »

En révélant cette perspicacité de la pensée de l'antiquité indienne, les indianistes comme Jean-Joseph Boillot sont peut-être en train de renverser la vision que le grand public a longtemps eue de la tradition indienne peuplée de « sadhus » et de mystiques et moins de penseurs ou de stratèges tels que Chanakya.


L’Inde ancienne au chevet de nos politiques : l’art de la gouvernance selon l’Arthashastra de Kautilya, par Jean-Joseph Boillot. Editions du Félin, 125 pages, 12,50 euros.

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