[Chronique] Lagos, paradis de Bacchus

Au bord de la lagune, dans les jardins du Federal Palace, un hôtel chic de Lagos, de jeunes Nigérians tirés à quatre épingles dégustent du Cointreau. Afin de savourer cet apéritif typiquement français, ils affichent un look « swag » (stylé, décontracté) pour reprendre une expression en vogue à Lagos. Le Cointreau est donc swag à Lagos, alors qu'il faut bien reconnaître qu'il est passé de mode depuis belle lurette en France. Originaire de la région d'Angers, cet apéritif à base d'orange et de sucre se refait une seconde jeunesse dans la grande métropole nigériane, mais il n'est pas le seul.

Le cognac connaît un succès plus spectaculaire encore. Les chanteurs nigérians, Ice Prince, Wizzkid, Davido, imposent leur musique sur tout le continent. Ils exportent aussi un style de vie très « bling bling » : ce sont des adeptes forcenés du cognac. Il suffit de regarder leurs clips pour s'en convaincre. A leur côté, la bouteille de cognac est un accessoire aussi nécessaire que la jolie fille callipyge en petite tenue qui se trémousse au bord de la piscine ou de la Porsche rutilante. Ils font partie des musts pendant que les chanteurs débitent leurs lyriques sur Trace TV ou une autre chaîne adepte du clip en boucle.

Le Nigeria est devenu l'un des tout premiers marchés du cognac. En France, cet alcool a souvent une image un peu surannée. Très en vogue dans les romans de Georges Simenon pendant la première moitié du XXe siècle, cette boisson a fréquemment été remplacée par le whisky dans le cœur des jeunes générations. Le cinéma américain a fait évoluer les modes et les tendances en la matière.

Rien de tel au Nigeria. Le cognac y est swag. Sans doute l'influence des rappeurs américains qui ont redonné une seconde jeunesse au spiritueux charentais. A Lagos, les grandes marques de cognac s'affichent à la télévision, mais aussi dans la rue et sur les ponts qui enjambent la lagune.

Même phénomène pour les champagnes. Toutes les grandes marques trônent dans les bars de la capitale économique du Nigeria. Lagos est la ville africaine qui consomme le plus de champagne. Les boîtes de nuit et les bars sont de grands pourvoyeurs de ces alcools. Mais une consommation impressionnante d'alcool a aussi lieu lors des mariages, des baptêmes, des anniversaires et même des enterrements. Les anniversaires des enfants en bas âge sont aussi l'occasion de grandes fêtes où l'alcool coule à flots. Pour paraphraser Hemingway, « Lagos est une party ». Des centaines de milliers d'euros, voire des millions peuvent être dépensés à l'occasion d'anniversaires. A Lagos, l'argent s'affiche aussi fièrement qu'une décoration de la Légion d'honneur au revers de la veste.

A Lagos, tout le monde a une bonne raison de boire

Les grands distributeurs ne s'y sont pas trompés. Le groupe Hennessy est très bien représenté dans la capitale économique du Nigeria. Tout comme le groupe Pernod Ricard. Il en va de même pour Heineken et le groupe Guinness. La chute des cours du pétrole (passés en quelques mois de 110 à 30 dollars le baril) a entraîné un ralentissement économique, mais la consommation d'alcool ne semble pas vraiment affectée par ces revers de fortune. Ceux qui ont conservé la leur boivent pour fêter ça. Et ceux qui ont connu des revers de fortune boivent pour oublier. Même en période de crise, tout le monde a une bonne raison de boire.

Autre bonne nouvelle pour les fournisseurs d'alcool, la population continue de croître à grande vitesse. Lagos compte plus de vingt millions d'habitants. Le Nigeria en abrite plus de 181 millions. D'après les projections des Nations unies, le pays le plus peuplé d'Afrique comptera plus de 400 millions d'habitants en 2050. Ce qui en fera le troisième pays le plus peuplé du monde après la Chine et l'Inde.

Un sacré marché en perspective. Certes, la moitié de la population est musulmane. Mais cela ne veut pas dire que le marché soit réduit d'autant. « C'est dans les Etats du nord du Nigeria (régions dominées par la charia) que je vends le plus d'alcool », explique un distributeur.

Jusque dans les années 2000, Kaduna, grande ville du nord du Nigeria possédait une brasserie Kronenbourg. Un char de l'armée nigériane était stationné en permanence devant la brasserie. Elle était une cible toute désignée des islamistes radicaux. Les militaires nigérians, grands consommateurs d'alcool, tenaient à préserver l'une de leurs meilleures sources d'approvisionnement.

Alcool varié à prix modéré

Une grande partie de l'alcool consommé au Nigeria est vendu à bas prix. Du fait de la concurrence féroce sur ce marché. Mais aussi parce que l'alcool entre très souvent clandestinement au Nigeria, en évitant de payer des droits de douane. Sans crier gare, le liquide passe subrepticement la frontière entre le Bénin et le Nigeria.

Tous les segments du marché sont parfaitement bien alimentés. Des bars à vin ont fleuri à Lagos, dans les quartiers chics comme Ikoyi ou Victoria Islande. Dans ces bars décorés avec des affiches de Saint-Emilion ou du Médoc, des amateurs de grands crus savourent du Pomerol ou du Haut-Brion en mangeant du fromage français. Ces bars à vins sont particulièrement fréquentés par les cadres le soir à la sortie du boulot, en attendant que les embouteillages cessent à partir de 22 heures à Lagos.

La consommation de vin constitue un marqueur social

Les bars des quartiers populaires se fournissent en vin espagnol à bas coût. « Des vins très sucrés qui permettent d'être saoul très rapidement à moindre coût. C'est tout ce qu'on leur demande », explique Steve Uche, un client de ces bars.

Même les spécialistes des contrefaçons tirent parti de ce nouveau business. Jusque dans les boîtes chics, des faux champagnes trouvent place. Les bouteilles et les étiquettes sont d'origine. Mais le précieux breuvage a été remplacé par des vins champagnisés tels que le cava de Catalogne. « Les premières bouteilles servies sont des vraies bouteilles de champagne. Mais quand le client est éméché, on lui en sert du faux. De toute façon, la plupart d'entre eux n'y connaissent pas grand-chose et ne se rendent compte de rien », souligne un fournisseur d'alcool qui regrette le développement de ces pratiques qui incite la clientèle à la méfiance.

Whisky, vodka et même tequila voient leur marché croître d'année en année. Seul le business de la bière cesse de progresser. La consommation de bière est associée à un statut social modeste. A Lagos, ville où il faut flamber et montrer que l'on a de l'argent, personne n'a envie d'apparaître comme un simple consommateur de bière, sous peine de passer pour quelqu'un qui aurait été déclassé socialement.

Par ailleurs, les femmes préfèrent éviter les boissons qui donnent du ventre. Le fameux « beer belly », ventre à bière, qui menace le buveur de bière sous toutes les latitudes. Les canons de la beauté ont évolué à Lagos. Désormais, pour être considérée comme superbe, une jeune femme doit ressembler à Rihanna ou du moins s'y évertuer. Or, il n'est pas certain que la consommation massive de bière soit le meilleur moyen d'y parvenir. Beaucoup de femmes se disent à tort ou à raison que la vodka, entre autres, permet d'éviter de prendre trop de poids. Le marché de la vodka est en forte hausse, comme dans nombre de pays émergents.

Quoi qu'il en soit, le business de l'alcool a de beaux jours devant lui à Lagos. De plus en plus d'Européens se disent qu'il s'agit d'un marché d'avenir. « A Lagos, nous avons presque chaque mois des pénuries d'essence, analyse un banquier, Ola Kayode. Mais des pénuries d'alcool, on n'en a jamais connu. Dans cette ville, quoi qu'il arrive, crise ou pas crise, l'alcool n'a pas fini de couler à flots ».
 

La suite de nos Histoires nigérianes vendredi 4 novembre.

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