[Chronique] Fela revenu d'entre les morts !

Vingt ans déjà que Fela s'est éteint. Celui qui se proclamait immortel a fini par succomber au sida à l'âge de 59 ans. Une maladie à laquelle il n'avait jamais voulu croire. A ses dires, il s'agissait d'une invention des Blancs. Son nom Anikulapo Kuti signifie celui qui a la mort dans sa poche. Il se disait au-dessus des contingences du commun des mortels. Ce qui avait poussé l'autre grande figure de la culture yorouba, Wolé Soyinka, le prix Nobel de littérature 1986 à dire : « Mon petit frère avait fini par se croire immortel ». Nombre de Nigérians doutaient de la santé mentale du père de l'afrobeat. Pourtant avec le recul, il avait sans doute raison sur ce point. Il était immortel, grâce à sa musique.

L'afrobeat est toujours la bande-son du Nigeria. De son vivant Fela sentait le « soufre », une grande partie des Nigérians évitait d'aller au shrine (temple). Ils considéraient que son mode de vie était scandaleux. Fela avait épousé vingt-sept femmes et il vantait la consommation de cannabis. Aujourd'hui, presque tout le monde se réclame de Fela. Son shrine est toujours un haut lieu de la vie musicale à Lagos. Ses deux fils Femi et Seun s'y produisent chaque semaine. Leur style musical est très proche de celui de leur père. Même leur physique sème le trouble. L'un comme l'autre pourrait passer pour des clones de Fela. Le père de l'afrobeat (mélange de jazz et high life nigérian) vit aussi à travers ses fils.

D'autres chanteurs de talent, tel que Lagbaja, ont repris le flambeau de l'afrobeat. Une musique qui a fait des émules dans le monde entier. Il existe des groupes d'afrobeat aux Etats-Unis, en Espagne comme en Corée du Sud. Chaque année, en octobre, de grands concerts et des conférences sont organisés à Lagos dans le cadre des Felabrations. Des cérémonies qui sont organisées dans une trentaine de pays. Fela était bien sûr un grand musicien, mais c'était aussi un poète. Certaines de ses chansons telle que Water no get ennemy possèdent une forte charge hypnotique et poétique. Il reste aussi au Nigeria comme l'archétype de l'artiste engagé. Il est l'un des Nigérians qui a effectué le plus de séjours en prison. Il a été tabassé à de nombreuses reprises par les militaires, ce qui ne l'a pas empêché de les traiter de « zombies » dans un album resté célèbre.

La réponse du régime militaire à cette charge a été féroce : ils ont fait défenestrer en 1978 sa mère, la célèbre poétesse Funmilayo Kuti, dont elle devait décéder, ce qui avait conduit Fela à vouloir apporter son cercueil devant chez le président Olusegun Obasanjo.

Les combats de Fela contre l'arbitraire des dirigeants politiques et militaires restent d'actualité. Certes, le Nigeria est officiellement devenu une démocratie en 1999. Mais le pays le plus peuplé d'Afrique est toujours dirigé par un général et l'armée constitue encore un Etat dans l'Etat.

Fela ne combattait pas uniquement l'arbitraire des puissants. Il se battait également pour améliorer le sort des milieux populaires. Il dénonçait l'égoïsme des plus riches. Alors qu'il était issu d'un milieu aisé, il avait décidé d'aller vivre dans les quartiers déshérités de Lagos. Dans sa chanson Ikoyi blindness, Fela dénonce l'aveuglement des habitants d'Ikoyi (le quartier résidentiel de Lagos) qui se désintéressent du sort du reste de la population.

Le temps lui a rendu un verdict favorable

Alors que tant d'autres célèbres artistes africains avaient fini par se rapprocher des régimes qu'ils dénonçaient dans leurs chansons, Fela est toujours resté fidèle à ses idées. Jusqu'au bout, il aura été un opposant farouche au régime militaire.

La statue de roi de l'afrobeat demeure donc sur son piédestal. Le New York Times a même estimé qu'il était la figure culturelle africaine la plus importante du XXe siècle. Ces classements qu'affectionnent les médias anglo-saxons ont toujours quelque chose d'artificiel. Difficile de dresser un classement objectif des mérites respectifs des icônes culturelles. Reste que l'épreuve du temps a rendu un verdict extrêmement favorable pour le musicien le plus célèbre du Nigeria.

Fela peut lever le poing au ciel à la manière des Black Panthers qui l'ont tant édifié lors de ses séjours aux Etats-Unis dans les années soixante-dix. Plus que jamais, il est vivant. Tout à la fois influencé par la culture noire américaine, par la culture européenne et par les mythes de l'Afrique, ce musicien, formé à Londres, a réussi une belle synthèse musicale et philosophique, l'afrobeat. A sa façon tout en énergie libertaire, le petit homme de Lagos a secoué les chaînes de l'Afrique. Et surtout il a vaincu la mort.

► La suite de nos Histoires nigérianes vendredi 14 octobre.

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