Un an après les premiers attentats qui ont endeuillé la France en 2015, plusieurs chaines de télévision françaises diffusent ce mois-ci une dizaine de documentaires sur ces drames successifs. Certains évoquent, une fois de plus, « l'esprit Charlie Hebdo ». Ils rendent hommage aux victimes en s'attachant à la personnalité des disparus. D’autres encore épiloguent sur la limite, ténue, entre liberté d’expression et censure. Mais à l’heure de la mondialisation, les conséquences politiques de ces attaques sont également passées au crible, au plan national ou international, tout autant que les raisons de la colère de ces jeunes dits « radicalisés », qui mettent en péril la République et, au-delà, qui ébranlent les fondements-mêmes de nos démocraties occidentales. Sans oublier le sort qui leur est réservé, ainsi que celui de leurs parents.
France 3 a ouvert la voie lors d’une soirée spéciale le 4 janvier en diffusant l’excellent documentaire d’Antoine Vitkine, Attentats au cœur du pouvoir. Le parti pris du réalisateur de filmer dans la continuité cette année terrible, de janvier à novembre 2015, s’apparente au « cinéma du réel ». Il a le mérite de mettre en perspective les attaques terroristes, faisant ressortir leur intensité dramatique qui va crescendo. En scène, ses principaux acteurs. Dans les coulisses, le président François Hollande entouré de ses fidèles, son Premier ministre Manuel Valls, ses ministres de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, de la Défense Jean-Yves Le Drian et de la Justice Christiane Taubira livrent leurs états d’âme, leurs peurs, leurs angoisses, notamment lors des prises de décisions à chaud.
« Ce sont les minutes les plus longues de ma vie », confie François Hollande au réalisateur le 9 janvier peu après 17 heures lorsque, venant de donner le feu vert pour le double assaut à l’Hyper Cacher et à Dammartin, il apprend que les frères Kouachi, qui tentaient une sortie, ont été abattus par les forces de l’ordre. Il craint pour la vie des otages encore aux mains d’Amedy Coulibaly. Mais les dirigeants français confient aussi, tout de go, leurs stratégies, voire leurs calculs politiques. Ainsi, au lendemain du 7 janvier, le président en exercice reçoit l’ancien président Nicolas Sarkozy. Pariant sur le rassemblement et l’unité nationale, il obtient son accord pour participer à la Marche républicaine du 11 janvier, qui va rassembler près de 2 millions de personnes, en présence de 44 chefs d’Etats et de gouvernements venus du monde entier.
Au fil des mois et des images, alors que les attentats plus ou moins avortés se multiplient, l’esprit du 11 janvier se dilue dans l’air du temps. « C’est une horreur », souffle François Hollande le 13 novembre au soir, dans une adresse aux Français aux accents pathétiques. Il vient d’être exfiltré par hélicoptère du Stade de France où ont eu lieu des attentats-suicides, et de retour à l’Elysée, il est informé minute par minute de la situation au cœur de Paris, où des tireurs fous font feu rageusement sur des terrasses de café, tandis qu’une prise d’otage de masse est en cours au Bataclan. Au soir du carnage, pris dans l’émotion qui saisit tout le pays, entre peur et colère, il convoque le Parlement en congrès à Versailles, le 16 novembre, où il propose - au minimum pour couper l’herbe sous le pied de la droite, s’étonne dans le film le député Eric Ciotti -, une révision de la constitution sur l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité, deux points sensibles censés renforcer la lutte contre le terrorisme, mais qui font l’objet jusqu’aujourd’hui de grands débats tant ils touchent aux fondements de la démocratie, qu’il s’agisse des libertés fondamentales ou de l’égalité des citoyens.
Dans la même veine, 2015, Paris est une cible, de Benoît Bertrand-Cadi (50 min), diffusé en ouverture de la soirée Théma sur Arte, le 5 janvier, ouvre plus largement son champ d’investigation. Le film, de facture plus classique, enchaîne les interviews de personnalités ou de spécialistes, donnant une palette d’éléments pour comprendre pourquoi la France est devenue l’une des cibles privilégiées du terrorisme, perpétré par des jeunes nés ou élevés en Europe.
Lors de la Marche républicaine, la caméra s’arrête sur Ibrahim Boubacar Keïta, le président du Mali, défilant à la droite de François Hollande - tandis qu’Angela Merkel se trouve à sa gauche, dixit le chef du protocole de l’Elysée. Tout un symbole pour le président français qui, fin janvier 2013, a volé au secours de son pays dont la capitale, Bamako, était en passe d’être annexée par les jihadistes. « Le Prophète serait révolté, affirme IBK, interviewé à son hôtel. Elle est belle la liberté, poursuit-il, et elle vaut qu’on se batte pour elle. C’était fabuleux les pancartes, les visages qui refusaient la terreur. Ensemble, on a fait cette marche silencieuse, mais tellement bruyante en même temps »…
Toutefois, les avis divergent, notamment entre Elisabeth Badinter et Hubert Védrine, sur la question de la liberté de blasphémer ou sur les limites à ne pas dépasser pour respecter les croyances religieuses de chacun. Xavier Gattiez, de Sciences Po, souligne aussi l’absence d’une partie de la population française à cette marche unitaire. « Par crainte de trahir les siens », avance Elisabeth Badinter, la célèbre juriste, qui ajoute que les musulmans de France sont plus en phase qu’avant avec « un islam rigoriste ». IBK, quant à lui, préfère rappeler que « le sentiment de mépris est intolérable à tout être humain ». Et d’assurer, philosophe, que quand leurs compatriotes les trouveront « dignes d’intérêt, ils vont évoluer ».
Wassim Nadr, journaliste à France 24, rappelle toutefois que la France n’est pas la seule cible. « Il faut oublier les frontières, on est dans un jihad global », explique-il, estimant qu’on ne peut plus utiliser de vieilles grilles de lecture et les vieux outils pour répondre aux problèmes d’une société mondialisée. Il décrit des « enfants de la république qui évoluent sur le sol européen, qui ont fait le choix de prendre les armes pour restaurer le Califat en Syrie et en Irak ». Une option de plus en plus attractive aussi pour les femmes. « Ils mettent au défi tout le système, analyse-t-il, puisqu’ils s’en prennent aussi bien au communautarisme britannique qu’à la laïcité à la française ou encore à la Tunisie arabe conservatrice »...
En effet, cette radicalisation n’est pas spécifique à la France, confirme Hubert Védrine. « Elle touche aussi bien l’Indonésie que le Nigeria. Le phénomène qui s’est développé librement concerne le monde entier. » Et de décrire avec le langage cru qu’on lui connaît, le phénomène Daech, « une sorte d’Etat sauvage, férocement répressif, absolument fanatique, et de surcroît base arrière du terrorisme. » Un autre film, Les Armes des djihadistes, de Daniel Hanish, projeté sur Arte, rappelle que le terrorisme se développe de pair avec tous les trafics illicites, et en particulier celui des armes de guerre, très présent en ex-Yougoslavie. Depuis la Guerre des Balkans, explique Suzanne Mijatovic, du journal Le Vif, de nombreux petits villages existent en Bosnie où vivent exclusivement des membres de groupes salafistes.
Revenant sur la réalité française, un autre document inédit diffusé sur France 3, Les Visages de la terreur, de Stéphane Bentura (94 min), retrace les parcours des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, étudiant au plus près la personnalité des trois meurtriers de janvier 2015. Une enquête minutieuse doublée de nombreuses images d’archives et de témoignages. Pourquoi ces gosses « chétifs et malingres » qui apparaissent à l’image ont-ils basculé d’une telle manière ? Les uns ont été placés en orphelinat après la mort de leur père, l’autre a grandi dans cette cité-dortoir de la Grande Borne, coupée du monde. Qu’est-ce qu’on a raté, s’interrogent leurs enseignants et éducateurs.
Mais la pauvreté, le déracinement, une histoire familiale difficile, peuvent-ils à eux seuls expliquer une telle violence de la part de ces « ennemis de l’intérieur » ? Bouleversant, le témoignage de ce rescapé de l’Hyper Cacher à propos de l’extrême cruauté d’Amedy Coulibaly, qui lui aurait froidement demandé à propos d’un otage : « Voulez-vous que je l’achève. Je peux. » « Comme on tue des poulets », commente le vieil homme. Ceux qui, lors de la fusillade de la rédaction de Charlie Hebdo, ont crié à la cantonade avoir agi pour « venger le Prophète Mohammed » portent en eux manifestement un désir de mort pour eux comme pour les autres, une pulsion effrayante. « Ils vengent la souffrance du musulman abstrait », résume Olivier Roy, spécialiste de l’Islam. Les séjours dans les cités du 19e arrondissement de Paris dans la mouvance du jeune imam radical Farid Benyettou, aujourd’hui repenti, ou dans les prisons des Baumettes et de Fleury-Mérogis, au contact d’agents recruteurs, ont fait le reste, transformant peu à peu des délinquants plus ou moins grands en chair à canon pour al-Qaïda ou l’Etat islamique – dans l’indifférence des autorités qui ne cherchaient guère à les retenir.
Dans cet esprit, on retiendra un autre film bouleversant intitulé La Chambre vide, de Jasna Krajinovic (59 min). Il nous emmène en Belgique à la rencontre de Saliha Ben Ali, la mère d’un jeune jihadiste mort en Syrie. On découvre ici toute la souffrance et le désarroi des familles de « radicalisés » - aujourd’hui partiellement inaudible. Pourtant, cette mère essaie de se reconstruire avec sa famille. Ostracisée, elle tente aussi de convaincre les autorités, et en particulier le Parlement flamand, de donner un statut à ces enfants qu’elle considère avant tout comme des « victimes de réseaux mafieux, de rabatteurs, puis de prédicateurs et enfin de sponsors »… Et dont la plupart sont décédés là-bas. A méditer.
« Humour libre » : la force de la caricature
« Sans liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur » (Beaumarchais)
Alors que la Une du numéro spécial de Charlie Hebdo sorti le 6 janvier, veille des commémorations, arbore un Dieu barbu, kalachnikov au dos sur tunique tachée de sang, fait déjà polémique, les questions se multiplient quant à la capacité du journal satirique à lutter contre le fanatisme religieux ou au contraire à l’exacerber, à l’heure de l’immédiateté de la diffusion de l’information par le biais des réseaux sociaux à l’échelle planétaire. Le film de Laurence Thiriat, La caricature tout un art (53 min), nous rappelle le pouvoir de ces dessins de presse, qui ont souvent reçu, à l’instar de leurs auteurs régulièrement embastillés, les foudres de la censure quand ils titillaient trop les pouvoirs autoritaires. Le film évoque les racines lointaines de la caricature en Occident depuis la Renaissance, de Quentin Massys à Jérôme Bosh et Arcimboldo, mais surtout de la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre puis en France et en Allemagne, au XXe siècle jusqu’à nos jours : de Michel Daumier à Félix Valotton, du Charivari à L’Assiette au beurre, et du Crapouillot au Canard enchaîné et à Hara Kiri, l’ancêtre de Charlie Hebdo.
Le Rire en éclats, de Philippe Pouchin et Yves Riou, sur France 3, nous plonge dans l’ambiance de Charlie Hebdo, faite de coups de gueule et de fous rires... qui, a posteriori, ont des accents grinçants. Il en va de même pour Charlie 712, histoire d'une couverture, de Philippe Picard et Jérôme Lambert, qui retrace l'élaboration en 2006 de cette Une restée célèbre : la caricature de Mahomet signée Cabu avec pour légende : « C'est dur d'être aimé par des cons ». On retiendra aussi L’Humour à mort, de Daniel et Emmanuel Leconte, diffusé depuis le 7 janvier sur Netflix. Et sur France 2, Du côté des vivants, de David André et Bruno Joucla, où des proches des victimes évoquent les personnalités des dessinateurs assassinés : les parents de Charb, la veuve de Tignous, la fille de Philippe Honoré...
Enfin, Fini de rire, de Olivier Malvoisin, convoque les plus grands caricaturistes de la planète, de l’Américain Danziger au Palestinien Khalil, sous le regard bienveillant du Français Plantu, de l'Israélien Avi Katz ou du Belge Kroll, pour cerner les contours des nouveaux tabous contemporains et faire le point sur l’état de la liberté d’expression. Sans oublier d’égratigner au passage les patrons de presse et autres rédacteurs en chef jugés de plus en plus frileux tant par Plantu que par Danziger. « Notre métier est un hommage à la liberté en permanence », dit Kroll, qui a dessiné un chat qui brandit une pancarte où il est simplement écrit « Humour libre ».