Blocus du Donbass: des passages au compte-goutte

Malgré le conflit bien réel qui se déroule dans le Donbass depuis le printemps 2014, le gouvernement de Kiev se refuse à déclarer un état de guerre. Reportage sur la ligne de front qui fait office de facto de frontière entre l’Ukraine et les territoires séparatistes.

De notre correspondant à Kiev,

Le taxi est à peine sorti de la ville d’Artemivsk que le chauffeur doit ralentir. Pendant de longues minutes, on dépasse à vitesse réduite des centaines de voitures immobilisées sur le bord de la route. Celles-ci sont toutes immatriculées dans les oblasts (régions) de Donetsk et de Louhansk. « Cela fait quatre heures que l’on est là », lance un conducteur par la fenêtre de son véhicule, aux deux-tiers de la file. « Encore un peu, et on passera… » Sur sa banquette arrière sont entassés de nombreux sacs et cartons. 

Après cinq bons kilomètres, la fin de la file d’attente se matérialise par des blocs de béton, des barbelés, des préfabriqués, et par des militaires ukrainiens munis d’armes automatiques. Le poste de contrôle de Zaitseve est un vrai poste-frontière, géré par les corps de gardes-frontières et les douanes ukrainiennes. Au-delà de ces barrières, pourtant, c’est toujours le territoire sous contrôle ukrainien. Mais n’y entre pas qui veut, car c’est la zone de « l’Opération anti-terroriste ». Pour des raisons politiques, le gouvernement de Kiev se refuse à déclarer un état de guerre, malgré le conflit bien réel qui se déroule dans le Donbass depuis le printemps 2014. La ligne de front, frontière de facto, est, elle, à une vingtaine de kilomètres d’ici. 

Fontaines à eau

« Les passages prennent au minimum 2 heures 30, mais cela peut s'étaler sur bien plus longtemps », estime Ihor Leontov, un volontaire pour la Fondation 101, en charge de la résolution d'éventuelles querelles. « Toute la frontière du côté de Louhansk est fermée. Du côté de Donetsk, c’est aléatoire. Donc, il y a un réel goulot d’étranglement ici ». En plus de son association, un point médical d’urgence ainsi que des fontaines à eau ont été installés le long de la file d’attente. Mais cela n'empêche pas quelques tensions. « Ce sont notamment de jeunes hommes, qui s’énervent auprès des gardes-frontières à cause de l’attente… »

« Artemivsk, c’est l’endroit le plus proche où trouver ce que l’on veut acheter », explique Anatoliy Ivanovitch, au volant d’une voiture moderne. Il y transporte sa femme, sa fille, et de nombreux sacs de courses. Eux rentrent dans leur ville de Torez, à une centaine de kilomètres en plein cœur des territoires sous contrôle séparatiste. Hormis de la nourriture et des produits de première nécessité, le véhicule est chargé de vêtements chauds et d’un four micro-onde. « C’est l’un des derniers beaux jours d’été… Pour nous, ça veut dire commencer la file d’attente à 10 heures du matin, et espérer arriver à la maison vers 9 heures ce soir », commente Anatoliy Ivanovitch d’un air las.

Selon les témoignages des voyageurs, les magasins de la République populaire de Donetsk ne connaissent pas de pénuries à proprement parler. Mais on n’y trouve plus de produits ukrainiens depuis que Kiev interdit le passage de camions de marchandises. Les étagères sont remplies de produits locaux et russes, et « les prix ont flambé là-bas, raconte Serhiy, un chauffeur de taxi qui attend un client devant le poste-frontière. De ce côté-ci, on paie 4 ukraine hryvnias [UAH, ndlr] pour un kilo de patates. Une amie de Donetsk m’a dit qu’elle doit payer 20 UAH ! Enfin, en roubles, puisqu’ils ont le rouble là-bas maintenant… » Les prix du sucre, du sel et des produits alimentaires de base seraient entre deux et quatre fois plus élevés que du côté ukrainien.

Blocus et contrebande

A partir du printemps 2015, après les offensives meurtrières de février, les autorités ukrainiennes ont renforcé leurs défenses et durci leurs contrôles. Le « blocus », encouragé par une large frange de l’opinion publique, a été finalisé par le gouverneur de région, Pavlo Jerbivskiy, après sa nomination en juin. Aujourd’hui, il semble néanmoins moins radical : « L’Ukraine n’a pas les moyens de s’offrir ce blocus », déclare-t-il dans son bureau à Kramatorsk, la nouvelle capitale de région. Il a entrepris la construction de trois « centres logistiques », où se trouvent des magasins, des guichets de banque et des centres administratifs. « Il s’agit de faciliter la vie des habitants des territoires occupés, et de leur montrer que l’Ukraine tient à eux », poursuit-il. Le premier centre se trouve entre le poste-frontière de Zaietseve et la ligne de front. 

« Ce centre n’a jamais fonctionné ! commente une employée de l’administration régionale, sous couvert d’anonymat. Les approvisionnements ne sont pas suffisants, et les prix sont supérieurs à ceux des magasins d’Artemivsk. Aussi la plupart des gens préfèrent se rendre au moins à Artemivsk ». Le même décalage entre discours et réalité est observé pour les retraites, qui sont officiellement versées par l’Etat. « Mais les banques ukrainiennes ne fonctionnent plus là-bas, donc il faut se déplacer en territoire ukrainien : de nombreux retraités ne peuvent tout simplement pas entreprendre le voyage », continue l’employée. 

Les populations locales expriment aussi un ressentiment certain vis-à-vis des autorités ukrainiennes, soupçonnées d’encourager le développement de réseaux de contrebande par-delà la ligne de front. « Gardes-frontière et douanes se font de larges profits, poursuit l’employée de l’administration régionale. Mais c’est bien parce que les voyageurs paient des commissions… Je dois dire que cela ne surprend personne. C’est la situation qui veut cela ».  

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