Narendra Modi à la conquête de l’Ouest

Le titre a fait la Une des médias du golfe Persique et de l’Inde : c’est la première visite depuis trente-quatre ans d’un Premier ministre indien aux Emirats arabes unis. L’occasion d’analyser les raisons de ce voyage, le rôle et la place de l’Inde en terre arabo-musulmane.

Sous le cagnard de Dubaï, plus de 25 000 Indiens expatriés étaient réunis ce 17 août dans le gigantesque stade de cricket de la capitale de l’émirat. Ceux qui ne sont pas arrivés de bonne heure ont dû se contenter d’écrans géants installés autour du lieu. Ovationné à la tribune, Narendra Modi, le Premier ministre indien en visite « surprise » durant trois jours. Ce voyage, dont l’objectif économique était affiché - l’Inde étant le deuxième plus grand partenaire commercial des Emirats - a permis à New Delhi de poursuivre sa diplomatie du soft power et de rassurer sa minorité musulmane .

Sept millions d’Indiens dans la péninsule arabique

Plus de 2,5 millions d’Indiens, en majorité de confession musulmane, vivent en effet aux Emirats arabes unis, ils représentent près d’un tiers de la population de la Fédération, ils sont sept millions dans la péninsule arabique. Et la visite de Narendra Modi à ses frères expatriés est symboliquement importante car ce dernier entend se donner une image positive vis-à-vis de la population indienne en général et des musulmans indiens en particulier. Depuis une année, le Premier ministre indien ne fait plus un seul déplacement à l’étranger sans qu’il y ait un événement majeur, souvent de type artistique, avec la diaspora. Le discours de ce 17 août apparaît ainsi comme « un grand classique » de la politique de Narendra Modi. En faisant les Unes des journaux, des télés, en envahissant les réseaux sociaux, il envoie, en hindi et depuis les Emirats, un message à la communauté musulmane indienne.

« Présenter l’islam comme une religion de paix lui permet de redresser un peu la balance vis-à-vis des dérives de la frange radicale de son mouvement. Et là, ça va au-delà des musulmans qui ont des fonctions importantes au sein du BJP », note Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS, au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS) de l’EHESS, et vice-président d’Asia Centre. Car Narendra Modi entend aussi rassurer les pays du golfe Persique sur la protection de la minorité musulmane. « Je suis ravi de visiter cet endroit, ce lieu sublime de culte qui vous frappe par sa taille et de sa beauté. Il rassemble les compétences requises et la création du monde entier et sert de bel exemple de réalisation humaine et d'unité. Je suis convaincu que ce sera un symbole de paix, de piété, d'harmonie et d'intégration qui sont inhérents à l'islam. Il rappellera aussi aux générations futures l’extraordinaire vision et le leadership du président des Emirats, son altesse Cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyan [1918-2004, ndlr]», a-t-il écrit lors de sa visite de la grande mosquée Cheikh Zayed d'Abou Dhabi.

A côté du religieux, la donne économique a aussi son importance. Parce que cette immense diaspora indienne renvoie chaque année quelque six milliards de dollars en Inde.

Priorité donnée à l’économie

« La région du Golfe est vitale pour les intérêts économiques, stratégiques et sécuritaires indiens », a confié le Premier ministre Modi dans les colonnes du Khaleej Times. Dans le domaine, qui couvre à la fois l’énergie et les investissements, « Modi tient toujours des discours extraordinaires, analyse Jean-Luc Racine, comme il tient partout ailleurs, cela fait partie de sa politique étrangère ». Et le Premier ministre indien n’a pas dérogé à la règle à Dubaï.

Le 16 août, Narendra Modi a ainsi rencontré le prince héritier d'Abou Dhabi, cheikh Mohammed Ben Zayed al-Nahyane, avec lequel il a évoqué le développement des relations économiques. Après une rencontre avec des hommes d'affaires émiratis, le Premier ministre indien a estimé qu'il y avait un « potentiel immédiat pour 1 000 milliards de dollars d'investissements en Inde » et a invité les investisseurs émiratis à en profiter, soulignant que l'Inde voulait moderniser ses infrastructures, développer son secteur agroalimentaire et celui du logement social. « Je vais envoyer mon ministre du Commerce pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés par certains investisseurs des Emirats » en Inde, a-t-il affirmé. « Modi est un excellent voyageur de commerce », analyse Jean-Joseph Boillot*, conseiller au club du CEPII (Centre de recherche français dans le domaine de l'économie internationale). De plus, l’Inde est fortement dépendante sur le plan de ses hydrocarbures, beaucoup plus que la Chine, et notamment en gaz et en pétrole. La région du Proche-Orient lui est de fait cruciale car elle lui fournit pas moins de 50% de ses ressources.

Une politique orientale en douceur

Les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible, analyse le journaliste Olivier Da Lage. Par ailleurs, Narendra Modi s’inscrirait dans une tradition diplomatique indienne selon laquelle l’Inde essaie de développer ses relations diplomatiques avec un maximum de pays, tout en prenant soin de conserver son principe de non-ingérence dans les affaires extérieures. « L’un des symboles de l’Inde est la statue de Shiva aux bras multiples, explique Jean-Joseph Boillot. En Inde, on n’est pas monomaniaque. On est opportuniste et on a une vision holistique des choses. ». « L’inde a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie, note de son côté Olivier Da Lage. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème. »

Une chose est sûre, cette visite s’inscrit ainsi dans la nouvelle posture internationale de Narendra Modi qui, depuis son élection en mai 2014, déploie une politique étrangère particulièrement active. Ce voyage aux Emirats, le premier depuis trente-quatre ans d'un chef de gouvernement indien, n’est pas anodin. « Narendra Modi aime bien faire des " premières " en quelque sorte, confie Jean-Luc Racine, ou en tout cas renouer des fils qui ont été un peu distendus depuis des décennies ».

Il faut aussi regarder cette visite du Premier ministre indien comme un jalon pour la prochaine visite en Israël fin 2015, annoncée elle de longue date et qui a des paramètres stratégiques et militaires beaucoup plus importants (Israël est un fournisseur notable des forces indiennes et son parti, le BJP, se trouve très proche idéologiquement du sionisme). « Il y a donc ce volet diplomatique où on essaie d’envoyer des signaux un peu équilibrés », ajoute Jean-Luc Racine.

Depuis une vingtaine d’années, l’Inde mène donc une politique de Look west policy, une politique qui tend à « regarder à l'Ouest » pour le moins ambiguë puisque New-Delhi est bel et bien à la fois amie avec l’Iran chiite, avec les Emirats, l’Arabie saoudite - des pays sunnites - et Israël. « Ce genre de visite [aux Emirats, ndlr] a aussi pour but de mettre un peu d’huile dans les rouages et dire en gros " on est copains avec tout le monde " », ajoute Jean-Joseph Boillot.

Le soft power à l’œuvre

Si l’Inde n’est pas, comme son voisin chinois, implanté visiblement au Proche-Orient, elle n’en demeure pas moins très présente et depuis plusieurs décennies, et l’annonce de la construction d’un temple hindou à Abou Dhabi en est une représentation supplémentaire. « C’est une perception paradoxale, affirme Jean-Joseph Boillot, car l’Inde est omniprésente au Proche-Orient, par ses hommes et ses femmes mais aussi par son soft power, sa culture ». Il suffit effectivement de contempler la place qu’ont le cinéma de Bollywood, diffusé sur toutes les chaînes de télé, ainsi que la présence également extrêmement forte de la musique indienne dans la région.

A côté de ce paramètre culturel figure aussi la conception philosophique du monde qu’a l’hindouisme. « Modi est beaucoup plus porteur de la culture hindoue que ses prédécesseurs, rapporte Jean-Joseph Boillot. A chacun de ses voyages, il parle de yoga, d’Ayurveda, etc. […] D’un autre côté, l’Inde n’est pas une grande puissance et donc elle reste prise pour un pays pauvre. Elle est donc à la fois un membre de la famille et, en même temps, elle n’est pas comme la Chine ou les Etats-Unis, le Big Brother»

Ainsi, l’Inde, à sa mesure, entend être un acteur de premier plan dans cette zone appelée par New Delhi « Asie occidentale ». Si elle n’a pas de politique arabe à proprement parler, elle a une géopolitique certaine qui est de s’affirmer comme l'une des puissances du Proche-Orient.


*Jean-Joseph Boillot est l'auteur de L'Inde pour les nuls (éditions First, 2014) et Chindiafrique, la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde demain (Odile Jacob 2013)

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