Grandes manœuvres en Turquie à l’approche des législatives

L’atmosphère est électrique en Turquie, dans la perspective du 7 juin, où vont se tenir les premières élections législatives depuis que Recep Tayyip Erdogan, élu chef de l'Etat en août dernier, a abandonné la présidence du Parti de la justice et du développement, l’AKP, qu'il a créé et qui l'avait amené au pouvoir en octobre 2012. Un scrutin test pour le parti au pouvoir : survivra-t-il à ce changement de direction ou va-t-il montrer une usure après douze ans aux affaires ? Et au-delà, pour l'avenir de M. Erdogan, qui paraît aussi d'une certaine manière en jeu. Analyse.

Le président de la République turque ne joue pas son poste, puisqu’il a été élu l’été dernier pour cinq ans au suffrage universel. Mais Recep Tayyip Erdogan rêve depuis longtemps, sans avoir encore pu la faire adopter, d’une réforme qui permettait à son pays de passer au régime présidentiel. Cela renforcerait ses pouvoirs, jusque-là honorifiques, et donc, par exemple, de présider les Conseils des ministres. M. Erdogan ne cesse d'ailleurs de répéter que c’est le meilleur système pour son pays, et qu’il faut absolument que élections législatives garantissent une majorité suffisante pour réformer les institutions - voire pour écrire une nouvelle Constitution sur mesure, pour pouvoir devenir, enfin, le président fort qu’il rêve d’être. Il réclame donc régulièrement à l’AKP d’obtenir 400 députés dans la nouvelle Chambre, alors que ce parti n’en a aujourd’hui que 312. Et son insistance à en finir avec cette réforme – « pacifiquement », dit-il même, comme s’il comptait la faire passer autrement -, montre combien cet enjeu lui tient à cœur.

Les pronostics sont ouverts…

Dès lors, les pronostics sont ouverts quant à l’estimation des chances de voir l'AKP gagner ce pari, et aussi de celles des formations d'opposition. Autant le dire, l'AKP est assurée de remporter le scrutin assez largement, les formations concurrentes étant loin derrière ; mais les enquêtes d'opinion annoncent généralement un net effritement du Parti de la justice et du développement qui, cette fois, sera sans doute loin des 50% des voix auxquelles il était habitué puisqu’il est parfois pointé à 35%. Et plus loin encore du nombre de sièges de parlementaires nécessaires pour faire passer les réformes chères à Erdogan.

L’enjeu, c’est le score du parti pro-kurde, le Parti de la démocratie du peuple (HDP, né en octobre 2013), qui devrait passer le barrage (éliminatoire pour une représentation au Parlement) des 10% des voix au niveau national, ce qui serait une première, et coûterait cher à L’AKP, puisque la moitié des électeurs kurdes seraient prêts à voter pour le HDP. Ce parti pourrait même, s’il approchait les 14% des voix, créer la grosse surprise et priver l’AKP de la majorité absolue au Parlement, ce qui constituerait un véritable séisme. Parmi les autres formations, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) comme le Parti du mouvement nationaliste (MHP, extrême-droite) restent stables, légèrement au-dessus de 20% pour le premier et en dessous pour le second.

Sur fond de rivalité entre le président et le Premier ministre

Dans quelle ambiance se prépare cette campagne, sachant que le gouvernement a été passablement contesté ces derniers temps et qu’il a montré quelques signes de dérive autoritaire avec l'annonce du renforcement de la législation sécuritaire ? On constate en tout cas que les grandes manœuvres pré-électorales ont commencé, sur fond de rivalité entre le président et le Premier ministre Ahmet Davutoglu, l’ancien ministre des Affaires étrangères (en poste depuis 2009) qui lui a succédé en août dernier. Avec ce double coup de théâtre qui en dit long sur les enjeux du scrutin.

Il y a deux mois, le chef de la centrale de renseignements, le puissant et secret Hakan Fidan, bras droit de M. Erdogan, annonce qu’il démissionne pour se présenter à la députation parce que le Premier ministre « a besoin de lui ». Colère du président, qui dénonce le départ de sa « boîte à secrets », d’un homme qui est « plus important que 20 ministres ». Finalement, il a suffi d’une semaine à La Mecque, où les deux hommes se sont rencontrés, pour que M. Fidan abandonne sa carrière politique et revienne à son poste... Il faut dire que c’est un homme clef, à la fois dans le cadre du processus de paix avec les Kurdes et dans la lutte contre la confrérie de Fethullah Gülen, accusée de comploter contre Erdogan.

Mêmes manœuvres autour de l’ancien président Abdullah Gül, dont le retour à l’AKP a longtemps été bloqué, mais qui aujourd’hui semble courtisé autant par M. Erdogan que par Davutoglu ; alors que lui ne semble pas pressé de revenir dans une arène aussi surchauffée et il ne devrait pas se présenter. On le voit, en un mot, l’atmosphère est électrique au sein de l’AKP.

Partager :